Sneak, alias Amine Aïtouche, réhabilite depuis plusieurs mois des terrains et espaces délabrés des quartiers populaires grâce à son art, le calligraffiti. Dans cet entretien, il revient sur cette démarche artistique, ses débuts dans le street art et la place des street-artistes dans le microcosme souvent mal compris de l’art urbain.
Liberté : Depuis quelques mois, vous vous donnez pour mission de réhabiliter des terrains, des façades et des ruelles des quartiers populaires à travers des fresques artistiques. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre démarche ?
Amine Aïtouche : Ma démarche est très simple : je laisse mon instinct de scribe natif me guider. “Qui décide de qui voit quoi dans l’espace urbain ? L’argent.” Ce déséquilibre dans le pouvoir sur l’espace urbain a toujours été la cause de mon engagement, revendiquant ainsi mon droit et rappelant à tout citoyen que c’est l’un de ses droits. Le graffiti m’a permis de comprendre que le monde n’appartient pas seulement à ceux qui se lèvent tôt, mais aussi à ceux qui commencent leur travail tard la nuit, quand la ville est presque morte, les forces sont égales, l’argent ne compte plus, seul le temps et l’intelligence pèsent à cette heure. C’est là où je pose les strophes de la délivrance, la mienne et celle de mes concitoyens. Je varie les supports, la manière et, selon l’atmosphère géopolitique, je vais soit dans le formel, le désengagé à première vue, je veux dire par cela les événements visibles et sans risques, murs visibles dans les quartiers populaires, expositions institutionnelles et les performances. Quand c’est froid, je me tourne vers mes activités nocturnes, le graffiti illégal au sens propre, l’essence même de ma démarche. Tout cela n’est qu’une forme d’adaptation que j’ai adoptée quand j’ai enfin décidé de faire de l’art urbain la profession passionnelle qu’il est pour moi aujourd’hui. Je refusais impérativement de m’afficher dans des événements officiels avant d’avoir pris cette décision ; une fois prise, j’ai intitulé ma première exposition “Couverture”.
Vos interventions, qui se basent principalement sur les calligraffitis, une fusion entre calligraphie et graffiti, tentent-elles de rapprocher les arts plastiques de l’Algérien “lambda” ?
Mon travail a l’air de tenter l’intégration et le rapprochement avec l’Algérien, mais cela n’est pas le cas. Cette discipline était une forme d’adaptation et d’intégration avec l’Algérie elle-même. Tout a commencé quand le graffiti a pris part de ma vie quotidienne comme une obsession, à mes 17 ans. J’ai compris à l’époque que je ne pouvais évoluer pour les deux raisons qui suivent : la première est l’absence totale du matériel adéquat. Je peignais et je peins toujours avec des bombes destinées à la base à des pratiques telles que la retouche de peinture sur l’électroménager en métaux ou bien de la tôlerie. Il n’existait et il n’existe toujours pas un marché, un importateur ou un magasin direct de peinture aérosol dédiée à cet art. Cette contrainte technique était une des raisons qui ont ralenti mon développement à l’époque. La deuxième est le manque de modèles dans l’entourage. Il n’y avait ni graffeur ni des personnes qui connaissaient un graffeur. Ces deux contraintes ont persisté jusqu’au jour où j’ai intégré l’École supérieure des Beaux-Arts d’Alger en 2011. J’ai renoué avec la calligraphie qu’on avait comme module pendant 4 ans et que j’avais déjà pratiquée étant enfant à l’école coranique en parallèle avec ma scolarité. L’approche était purement traditionnelle. C’est là où mes premiers essais de calligraffiti ont vu le jour. J’ai commencé petit à petit à me spécialiser, délaissant ainsi les autres langages esthétiques sur lesquels je me penchais étant étudiant et que je performais étant membre du collectif “Toxygen” en coopération avec El Panchow (Chafik Dahmen Hamidi, ndlr). En 2014, arrive Djart... La réunion. Voyant l’artiste El-Seed (artiste franco-tunisien, ndlr) performer, le côtoyer ainsi que les autres participants m’a permis de réaliser que cette discipline peut être la solution à ces contraintes. Lors du même festival, le matériel était un handicap qui a retardé notre intervention. J’avais pris l’initiative de commencer un bout du mur dédié à l’événement avec le calligraffiti. Nous avons fini par faire une œuvre collective ce jour-là. La deuxième chose que j’ai pu constater était la différence dans la manière de traiter un artiste étranger, bien coté, et un novice algérien. Je n’insinue rien à l’égard de quiconque, ni l’artiste en question eL Seed ni les organismes responsables. J’accuse la mentalité algérienne d’être le bourreau de ses penseurs.
Comment perçoit-on justement votre travail artistique et le message qui se cache derrière ?
L’art pour moi n’est pas une révélation ou une réponse, mais tout le contraire. Il est un portail vers un océan de questionnements. On perçoit mon langage très souvent et malheureusement comme étant de la calligraphie arabe.
On essaye souvent d’y lire quelque chose, de le lier à la religion. Je dirais que la plus grossière erreur qu’on puisse dire à un musicien qui joue d’un instrument est : “Qu’est-ce que tu veux dire par ta musique ?” Je répondrais : “Si je pouvais le dire de vive voix, je ne serais jamais allé jusqu’à maîtriser un instrument autre que ma langue.” Ce que je tends à faire depuis le début avec le calligraffiti, c’est d’arriver à développer un langage distinct de tout autre, qu’il soit compris ou pas, afin que je puisse exprimer mes idées durant ce chemin qu’est la vie, imitant ainsi l’impact qu’a le temps sur la matière.
Je suis arrivé il y a deux ans à la première marche de cette création, Le Khopesh Style comme je l’ai nommé, qui commence par un palimpseste calligraphique sur un fond coloré neutre, suivi d’une couche texturée d’une manière très brutale, utilisant des matériaux chimiques mélangés à de la peinture de diverses compositions pour couvrir le premier visuel, imitant ainsi la nature dans sa manière universelle de concevoir les choses, c’est là où arrive l’esprit, la part visible de mon travail, une réparation de l’espace préméditée, à main levée, partant d’un amalgame de formes calligraphiques inspirées par les écritures antiques égyptiennes, le démotique et le hiératique, l’arabe, le gothique et de longs traits droits, faisant ainsi du tout une composition géométrique. La verticalité de mes traits représente l’éveil spirituel et la relation avec la divinité. C’est souvent l’interdit et l’intrigant qui m’inspirent le plus, le monde des sciences occultes, l’ésotérisme, les conflits ethniques et les incertitudes historiques.
En gros, je peins des idées passagères sur un chemin répétitif semblable aux schémas géométriques qui régissent l’univers, en poussant celui qui se tient devant mon œuvre à questionner l’existence, qui souvent s’arrête sur le travail du lettrage.
Vos œuvres ont leur place aussi bien dans les galeries que dans les rues et les quartiers populaires. Comment passez-vous d’un environnement à l’autre et présentez-vous vos œuvres de la même manière dans l’un et l’autre de ces espaces ?
C’est très simple : j’essaye de comprendre les codes de chaque environnement, une fois fait, je pose mes idées dans une représentation parfois spontanée ou bien pré-étudiée après une recherche sur l’histoire du lieu, les rappelant avec des pictogrammes stylisés. Après, tout relève de la manière. J’ai toujours laissé la priorité à la manière au détriment de l’art. L’intention derrière une œuvre trouve sa fin en une réalité dépendante de la manière avec laquelle on la propose à la perception d’autrui.
La plume est plus forte que l’épée, comme l’a affirmé Sartre. Je conquiers avec, d’une part, les esprits de mes concitoyens, essayant de leur étendre la vision dont la majorité a été victime de dogmatisme, de privation et d’aliénation précoces de tout ce qui relève de la pensée, et, d’ autre part, les collectionneurs ou les esprits aux tendances possessives qui ornent les galeries. Je peins pour mon peuple ; l’humain, c’est mon peuple.
Selon vous, accorde-t-on au street art ou art urbain la place qu’il mérite ?
La place qu’il mérite ? J’ai vu des gens acheter des œuvres à des artistes urbains pour les accrocher dans leurs sanitaires ! D’autres qui ont saccagé des œuvres sous des prétextes infondés, comme j’en ai vu d’autres qui me parlent encore d’un simple tag que j’ai pu poser sur un mur d’une ville par laquelle je suis passé.
Je crois qu’il a et qu’il aura toujours la place qu’il mérite. Il existe d’une part pour une courte période dans la fine fibre du tissu rural qu’est l’ensemble des édifices qui abritent l’humain, et de l’autre dans l’esprit de ce dernier pour qu’il le protège de l’obscurité de la pensée communément insensible et alourdie par la matérialité. Je dirais donc que si l’art urbain devait se soucier de quelque chose, c’est par la pertinence de ses messages qu’il devrait commencer.
Quant à la place qu’il mérite, il l’aura toujours, comme je l’ai cité plus haut.
À la fin, l’art urbain mène une guerre à tous les niveaux : interne, car il y a un nombre infini d’artistes graffeurs contre la définition moderne de l’art urbain, et externe, par rapport au regard que porte la société sur lui. Pour moi, la meilleure façon d’inverser un système, c’est d’en faire partie. Le chapitre 13 de “L’Art de la guerre” semble être la clé à cet art pour prospérer.
Il y a une nouvelle génération d’artistes qui commence à démocratiser le graffiti. Comment voyez-vous la dynamique et l’avenir du street art en Algérie ?
Cette nouvelle dynamique de graffiti m’intrigue un peu. Certains adoptent le phénomène consciemment, prennent le temps de maturer leur travail, s’inspirent d’artistes qui ont eu un impact sur la culture du graff. Ces jeunes artistes ont malheureusement du mal à prospérer, que ce soit sur le terrain hostile de la rue ou bien en institutionnel et professionnel.
D’une part, je vois une partie qui veille pour que la ville demeure une galerie qui témoigne de la liberté, et, d’autre part, une frange qui ne cherche qu’à être agréée par la population alors que les travaux en vrai ne portent de graffiti que le nom et l’outil matériel. J’en ai même vu certains mettre sur leur profil de réseaux sociaux “Artiste de graffiti agréé par l’État depuis...”. J’en ai rigolé, sincèrement.
Un autre qui ne peint qu’une fois tous les trois mois sur des murs autorisés des portraits de personnes à grande influence pour titiller la sensibilité de la population totalement ignorante de la culture du graffiti. Vulgariser cette forme d’art c’est bien, mais il faut avoir l’art et la manière de le faire.
La rue sera toujours là, partout où va un individu. Il porte quelque chose de la rue, ne serait-ce que le murmure d’un passant, l’odeur d’un mur moisi, une note d’un guitariste sur le trottoir ou une crasse sous la semelle.
Là où les raccourcis sont souvent très dangereux, il n’en existe aucun dans ce domaine, le risque et la souffrance y sont les parois du seul et unique chemin.
Entretien réalisé par : YASMINE AZZOUZ