On apprend d’un syndicaliste que 1 200 médecins s’apprêtent à aller travailler et à s’installer en France. Vraie, fausse ou approximative, le fait est que l’information correspond bien au fléau persistant et décrié de “fuite des cerveaux”. Depuis longtemps déploré, le phénomène n’a jamais été examiné dans ses causes et dans ses effets. Pouvoir et société se contentent de le voir comme une coupable pratique de pillage par laquelle des économies riches détournent nos compétences qui, autrement, auraient été bien utiles au pays.
Le phénomène n’est pas le fruit d’un dysfonctionnement de gestion. Il traduit plutôt l’effet d’un mécanisme permanent d’assèchement conceptuel, spirituel, culturel et scientifique du pays. Au commencement, il y a la volonté du système politique de se mettre hors de portée de l’examen libre et avisé d’une élite exempte de toute pression. Il sait en effet que, comme aberration politique, sa persistance repose sur l’abolition de la critique et de l’expression de visions alternatives. Il découle de cela une nécessité stratégique d’exclure, en la bâillonnant ou en l’éloignant, l’opinion divergente, surtout si elle est intelligemment construite. Cette dérive anti-démocratique a l’âge du système.
Par option tactique, les initiateurs du projet révolutionnaire ont résolu de suspendre les divergences idéologiques et politiques jusqu’à la libération de la patrie. Celles-ci devaient se mettre en veille le temps de la lutte armée, la confrontation des idées et des projections politiques devant reprendre à l’indépendance. Le clan, qui entre-temps avait commencé à réunir les conditions de réalisation de son projet totalitaire, ne l’entendait pas de cette oreille. Après avoir éliminé quelques sérieux obstacles à son plan, il organisa le hold-up historique de 1962 consistant à faire du Front de libération nationale un parti, et un parti… unique !
Le “choix” pour la “pensée unique” devait être “irréversible”. Une faction a choisi pour nous…de ne plus choisir ! Ainsi, tout ce qui nourrit la pensée – le savoir, la culture et le discours – sont préconçus et livrés au peuple en kits complets. Même le savant, s’il a envie d’exercer sa réflexion au-delà de son domaine de compétence technique, doit aller chercher son catéchèse chez le commissaire politique, à la kasma locale. L’élite en effet s’est globalement prêtée à ce statut de “coopérant technique”. Et pendant longtemps, il fallait formaliser cette allégeance à travers “l’article 120” de triste mémoire. Il faut dire que le système a, dès sa genèse, en réaction au choix moderniste du Congrès de 1956, montré ses prédispositions à la résolution violente des problèmes politiques. Les élites instruites ont tôt fait de saisir l’alternative qui s’offrait à eux : s’engager dans le fonctionnement strictement régenté de la “vie publique” administrée ou se contenter des privilèges relatifs de “cadre” en vivotant à la marge de cette vie publique officielle… ou, enfin, partir. Dans une société, la vie politique ne s’arrête jamais. Sauf que d’une vie publique manifeste et libre à une autre, sous-jacente, étouffée, réprimée… il y a tout un spectre de situations.
En Algérie, l’emprise d’un système autoritaire et oppressif à l’indépendance n’a pas mis fin à l’histoire politique du pays. Mais on ne peut pas dire que les élites sociales ont pris une grande part à cette histoire. Certes, il n’y a pas lieu de juger des choix individuels mais on peut dire, en gros, que les “cerveaux” exilés ont fui un système qu’ils n’ont pas pu, su ou voulu transformer. Ils sont victimes de la sclérose due à leur exclusion. Mais ils sont aussi partis pour n’avoir pas à tenter, dangereusement, de transformer ce système répressif.
Ces départs arrangent le système. Celui-ci tend à éliminer, par répression ou par exclusion, tout ce qui peut perturber le ronron fonctionnel que lui assure l’incompétence. Quand le régime promeut Saadani à la tête de la “représentation nationale” tout en poussant le professeur Mentouri à quitter la présidence du Cnes, il exprime clairement sa conviction quant à l’utilité politique de la médiocrité et quant à sa méfiance du potentiel subversif du savoir. La “fuite” ne concerne pas les seuls cerveaux au sens académique du terme. Les harraga qui, croit-on savoir, n’ont pas de prétentions intellectuelles, n’en finissent pas de s’évader par des voies autrement plus périlleuses. Le phénomène d’exil massif est caractéristique des systèmes antidémocratiques ; ils tendent à éloigner le maximum de potentiel d’imagination, d’action et même de simple aspiration. Ce phénomène est partie prenante du mécanisme global de pérennisation du système.
Par: M. Hammouche