“Ce texte est d’une force puissante qui exige de ne jamais oublier ceux qui furent assassinés, comme Tahar Djaout ou Bakhti Benaouda et tant d’autres. Leur vision du pays, ancrée dans la modernité, est incontestablement algérienne.”
Le roman poétique ou le poème en prose est un genre littéraire particulier, parfois boudé, mais Les Écrits du tourment de Jamel Foughali est remarquablement émouvant. Sans raconter une histoire chronologique comme dans un roman classique, Les Écrits du tourment sont structurés à partir d’émotions, ce qui donne un ensemble qui fait sens. Ce texte mêle de manière subtile les émotions les plus intimes aux sentiments éprouvés lors de la période tragique de la décennie noire en Algérie. Il est admirablement traduit de l’arabe par Abdecelem Ikhlef dans une belle langue poétique française, imagée et métaphorique.
C’est un opus qui a eu peu d’écho dans la presse et mérite une plus grande visibilité, dans le sens où cette traduction démontre avec force que quelle que soit la langue d’écriture, ce qui est essentiel est ce que l’on a à dire, comme l’affirme Jean-Paul Sartre. Le poète-romancier Jamel Foughali exprime à travers ses sentiments sa position idéologique vis-à-vis de l’intégrisme. En effet, le discours politique s’invite avec force et conviction, ce qui illustre la subtilité de l’auteur qui prend la main du lecteur et l’entraîne au fil des pages dans un univers riche en humanité face à la mort et à la tragédie. L’ensemble de 152 pages est dédié à Bakhti Benaouda, journaliste, poète, homme de lettres, lâchement assassiné le 22 mai 1995 par les intégristes islamistes, alors qu’il assistait à un match de foot avec des jeunes dans sa ville d’Oran. Bakhti Benaouda fut “l’éternel intime, locataire du palais du cœur, résidant dans cette écriture martyre”. La douleur de Jamel Foughali se traduit ainsi :
“J’observe Bakhti, l’intime ami, maculé de sang, les yeux ouverts, en train de soutenir son dernier souffle.
L’âme s’agite. Étouffé, je pleure sans arrêt. J’oublie mes peines et je me remets à ramper vers lui…
Lorsque j’extrais les clous de ton corps, le sang rouge jaillit en ruiseaux remplissant mes yeux et ma poitrine.
Je pleure… Je crie…
Je me retourne vers toi : Ô Allah ! Toi Qui es en moi : pourquoi tout cela arrive-t-il ?
Je garde ma tête haute, plus haute que jamais.”
Le poète-romancier dit sa douleur et se retranche dans sa mémoire, sa “seule splendide possession”, durant ce temps de l’incertitude. Le poète entre dans un monde parallèle :
“Là, je te retrouve et je t’observe, ô cher ami !
Efflanqué, brun, étalé entre l’extrémité de l’âme
Et celle du cœur.
Tes gémissements entrecoupés me parviennent
Et brûlent mes entrailles :
“J’ai fini par attraper un brin de folie.
La blessure ouvrit la fenêtre de l’Histoire
Et m’interpella.”
Le texte navigue entre réalisme et divagation pour dire l’indicible et les années d’une violence inouïe contre le peuple qui veut avancer et vivre en démocratie. Bakhti Benaouda était de ceux-là, car il y travaillait avec son texte Le Bruissement de la modernité, pour une Algérie meilleure. De nombreux textes dénoncèrent les massacres du peuple, les assassinats des intellectuels, à l’instar de Rachid Boudjedra, de Tahar Djaout, de Rachid Mimouni ou d’Assia Djebar. Étrangement Jamel Foughali utilise les mêmes termes que la romancière – écriture-sang – pour exprimer la douleur et l’horreur.
À ce propos, les romancières algériennes furent très nombreuses à écrire car elles étaient les premières victimes d’une idéologie rétrograde. Jamel Foughali fait partie des intellectuels masculins qui défendent la liberté, la vie, tout au long de ces années ; il a dénoncé l’horreur dans de nombreux journaux arabophones. Dans Les Écrits du tourment, il dit sa colère contre la horde des barbares assassins :
“Ô pauvre pays ! Tu es infesté par les sauvages,
Maîtres de la rumeur.
Ces tueurs, ces audacieux.
Ils ravivent la discorde latente (maudit soit celui qui
La réveille !) et exécutent avec elle la danse du brasier.
Une danse chérie par les goumiers,
Les harkis et les traîtres.
Ceux qui détruisent leurs propres demeures
‘en connaissance de cause’.”
Les multiples thèmes poétiques intègrent aux sentiments intimes des références à l’Histoire, à l’oralité algérienne, à la chanson, à la culture littéraire, à la politique et cela, par touches successives. Jamel Foughali le fait à bon escient, ce qui procure une grande densité à l’ensemble du texte. Le poète dénonce avec force la traîtrise envers les chouhada. Il n’épargne pas ceux qui ont accaparé les biens du pays par la corruption : “Voilà le pays, il est morcelé, un morceau, divisé en magasins et châteaux, est réservé aux traîtres.”
Amoureux de la nature, il dénonce ce béton qui la dévore et cela, au profit des usurpateurs dans cette “nuit algérienne opaque” des chemins confus et incertains. Au détour d’une phrase, il dit la douleur provoquée par la sauvagerie des islamistes intégristes. Des noms de poètes avec de courts extraits de leurs écrits sont convoqués pour souligner l’horreur : Mohamed Darwich, Mohamed Chekiel qui a écrit “Je t’entends mais je suis cerné par les tragédies et les cris des morts”, Pierre Reverdy, Abou Hayyan At-Tawhidi, Ibn Hazm Al-Andaloussi, Merzak Bagtache, Azzedine Tazi, Wacini Laredj, Mahmoud Al-Masaâdi, Yukio Mishima, l’émir Abdelkader, Bakhti Benaouda bien entendu, Tahar Ouettar, Edouard Al-Kharrat, Salah Abdesabour, Mohamed Ali Chamseddine, Ahlam Mostaghanemi, Ibn Arabi, Ammar Belahcène, Djilali Khellas, Abdellatif Lâabi, sans oublier Beggar Hadda, la chanteuse algérienne populaire du côté de Bouna (Bône) des années 1950, et tant d’autres. L’amour du pays de l’illustre saint Augustion, d’Hyppone où le nom d’Ulysse se mêle aux youyous des Algériennes, du djebel Edough qui “s’élance vers le ciel”, c’est cette Algérie-là qui est ancrée dans le cœur du poète qui n’a “jamais aimé une chose autant que la mer” qui longe un “pays altier”.
Durant cette décennie macabre, le seul refuge psychologique pour ne pas devenir fou reste celui de l’enfance. Jamel Foughali révèle alors une enfance douloureuse à cause de l’absence du père, un martyr. À l’origine de tant de sensibilité assumée, la blessure est dévoilée : “J’appelle les lettres de mon village et de ma première école (…) Mon village et ma mer, je n’ai plus que ces deux-là.”
Pour Jamel Foughali, les amis sont essentiels. Sa mémoire évoque avec force les temps heureux avec Ammar, Bakhti, Boukhalfa ou Al Boustadj. Ainsi, le poète veut “reprendre sa mémoire pour se protéger”. Dans Les Écrits du tourments, la couleur jaune est constamment présente, toujours évoquée, et pour le poète elle est la couleur du désespoir et du malheur qui est tombé sur l’Algérie : “Le temps jaunâtre” doit alors disparaître. Son rêve est de “revoir les martyrs”, pour dire combien leur sang “est trahi” par des assassins intégristes à la solde d’une idéologie d’un autre temps, venue d’ailleurs, qui n’a rien à voir avec la culture religieuse algérienne.
Ce texte est d’une force puissante qui exige de ne jamais oublier ceux qui furent assassinés, comme Tahar Djaout ou Bakhti Benaouda et tant d’autres. Leur vision du pays, ancrée dans la modernité, est incontestablement algérienne.