La Journée nationale de la Casbah, célébrée il y a quelques jours, vient rappeler l’immense tâche qui reste à accomplir afin de préserver ce joyau millénaire. Même si de nombreuses enveloppes ont été allouées pour sa réhabilitation, reste que l’ancienne Citadelle, selon l’avis de l’historien et archéologue Abderrahmane Khelifa, “est en train de perdre peu à peu de ce qui faisait sa gloire”.
Liberté : L’état de conservation de la Casbah préoccupe de plus en plus depuis plusieurs années. Quel regard portez-vous sur le sujet en tant qu’historien et archéologue ?
Abderrahmane Khelifa : Un regard très pessimiste, car le site historique se dégrade à vue d’œil. Le site d’El-Djazaïr avait été créé par Bologguin Ibn Ziri depuis la moitié du Xe siècle selon les géographes sur les restes de la ville antique Icosium, elle-même issue d’une ville plus ancienne Eikosim. Au début du XVIe siècle Mohammad Hassan El-Wazzan dit Léon l’Africain qui visite la ville affirme que c’est une ville de 4000 feux (maisons) bien abritée à l’intérieur de remparts solides. Les historiens ou les voyageurs qui ont visité la Casbah parlent d’un chiffre variant entre 8000 et 18 000 maisons sur une superficie d’environ 55 ha comprenant 141 mosquées et zaouïas, 170 fontaines publiques, 65 bains.En 1830, l’occupation française procède à des destructions dans la vieille ville en traçant des pénétrantes et en démolissant une grande partie de la ville basse avec le quartier de la Marine, la création de la place du Gouvernement (actuelle place des Martyrs) et le boulevard du 8-Novembre (actuel boulevard du 1er-Novembre), etc.
Quel est l’état actuel des bâtisses de la Casbah ? Y a-t-il espoir de les sauver ?
Le nombre de maisons diminue inexorablement et la presse signale par intermittence l’écroulement d’une maison avec son lot de morts. Quand on déambule à l’intérieur du site de la Casbah, on est effaré par le nombre impressionnant de maisons dont les murs sont fissurés et qui menacent ruine. On ne parle plus de travaux sur l’ensemble du site historique.
On nous avait fait croire qu’une fois le plan de sauvegarde adopté tout irait bien. Il n’en fut rien. Le plan de sauvegarde fut adopté et les ruelles de la Casbah furent privées du bruit des brouettes. Les étais placés en urgence il y a plus de vingt ans sont encore en place sans que personne ne réagisse.
Sept projets de réhabilitation de palais, monuments et bâtisses historiques du secteur sauvegardé de la Casbah d'Alger sont en cours. Comment les opérations se passent-elles, sachant que ces bâtisses sont extrêmement fragiles ?
Quand on parle de sept projets de réhabilitation, on réduit terriblement nos ambitions, puisque l’ensemble de la vieille ville est considéré comme site du patrimoine mondial (1992) et que l’ensemble de la vieille ville doit être considéré comme patrimoine historique selon la loi. On ne prend donc en considération que des monuments historiques classés.
C’est un aveu d’impuissance qui est dû essentiellement aux différents changements de responsabilités (une fois c’est le ministère de la Culture, une autre fois c’est la wilaya). Il n’y a pas de vision claire quant à la prise en charge des monuments historiques.
Les travaux de restauration de la Citadelle vont à un rythme très lent, puisque les travaux ont commencé depuis plus d’une trentaine d’années.
Certains travaux effectués ne semblent pas, à mon humble avis, tenir compte de l’authenticité des lieux (la présence d’un ascenseur au palais des Beys est-elle nécessaire ?)
Selon les rapports de l’Unesco sur l’état de préservation de la Casbah, les facteurs d’aggravation sont, entre autres, l’érosion naturelle, l’occupation anarchique des sols et la perte des techniques traditionnelles de conservation. Comment envisager sa sauvegarde en prenant en compte ces éléments ?
Les facteurs d’aggravation des bâtisses sont multiples. Il y a une surdensification de la population. De plus, il n’y a pas de police urbaine pour empêcher les constructions illicites. Personne n’empêche les surélévations dans les terrasses qui se font en toute impunité. Puis le poids des nouvelles constructions amène l’effondrement des maisons.
L’eau est un autre facteur de détérioration. Quant aux techniques traditionnelles (briques traditionnelles, chaux, sable…), elles ont été abandonnées depuis longtemps. Les habitants réparent et défigurent avec du parpaing et du ciment.
D’importantes enveloppes financières ont été attribuées pour sa restauration. Où en est l’état de sa conservation avec ces aides ?
Au début des années 2000, à une époque où le pétrole était au plus haut, on a préféré faire des années de la Culture à Alger, Tlemcen, Constantine, en gaspillant des sommes colossales qui auraient pu servir à la restauration de la Casbah, de la vieille ville de Tlemcen et de Constantine.
Que reste-t-il de ces actions? Rien. Pas même des publications. Plus, des monuments historiques à Constantine ou à Tlemcen ou même à Alger, attendent encore une réhabilitation hypothétique.
Et qu’en est-il de la réhabilitation des biens privés ainsi que le squat des habitations qui menacent de s’effondrer ?
La loi 98-04 prévoyait des mécanismes pour aider financièrement les particuliers à restaurer leurs bâtisses.
Cela n’a jamais fonctionné et il n’y a jamais eu de suivi. Aussi, sans aide, les particuliers se sont retrouvés seuls face à des problèmes d’aide à la construction ou même à des accompagnements techniques.
En conclusion, la Casbah, haut lieu de notre histoire, est en train de perdre peu à peu de ce qui faisait sa gloire.
Même les associations de protection de ce patrimoine sont découragées devant l’immobilisme des autorités.
Entretien réalisé par : Yasmine Azzouz