Ciel gris, l’âme en semelle, l’os en ficelle. Pain rare et jeu triste. L’équipe algérienne de football a échoué à faire oublier le pays au pays et on n’ira pas au Mondial du Qatar. Il en reste cette sensation de ne plus avoir où aller, cette lenteur à se redresser, cette oisiveté après la guerre. Mis à part ce stade à Blida en effet, le pays s’ennuie. Il ne danse plus, les groupes de chanteurs sont rares, les années 80 sont une préhistoire, les chouyoukh ont remplacé le bonheur, le hallal-haram est le plus grand parti politique algérien et rire trop haut est comme indécent, comme rire assis sur une tombe.
On peut disposer d’outils pour vaincre l’ennui d’être Algérien et jeune à la fois : l’hallucinogène, la bigotisme religieux, la drogue, la télécommande de la télévision ou traverser la mer et insulter une femme en jupe pour croire être un homme... Mais ce n’est pas suffisant : le pays est trop vaste pour le peupler de délire et on peut y tourner en rond en cherchant une issue vers les ancêtres ou le paradis, on n’en fait pas le tour.
C’est que le loisir est devenu une affaire de sécurité nationale dont on n’a pas encore voulu prendre conscience ou n’en charger que l’entraîneur de foot Belmadi pour le résoudre. Pays destiné aux vétérans, au quatrième âge et à l’immobilité, on a oublié cette force vive et sans issue qu’apporte la natalité et la descendance. Car il faut vivre (ce n’est pas le bon mot) dans un village algérien après 17h pour sentir ce besoin de se pendre, car sans loisir ni amusement, ou se convertir en haut-parleur de mosquée pour se faire entendre du ciel. Bien sûr, on pourra toujours s’inventer des rites et des habitudes, des généalogies ou des complots étrangers, mais cela suffira-t-il ? Non. C’est alors qu’on se pend, qu’on fume et qu’on rame vers l’Espagne par la chaloupe et vers l’Arabie par le tapis et l’ablution.
Tout cela pour rappeler que le pays est encore trop triste malgré l’ENTV, ne rit pas souvent, ne sait pas ce qu’est la sexualité sauf au paradis ou ce qu’est l’amour sauf sous la forme desséchée de la jalousie. Il n’y pas de salles de cinéma dans nos villages et nos villes, pas de piscine, pas de dancing, de théâtre, si peu de stades et seulement pour le football et rien qui fasse rêver que d’en partir ou d’y fumer.
Sénile, immobile, méfiant, sans muscles ni envie, le Bouteflika de la double décennie a ajouté à l’âge de l’Algérie mille ans de rides et de vieillesse. Et aujourd’hui, c’est encore l’âge de millions de jeunes quand tombe la nuit dans les villages. L’âge des morts y pèse, celui des vétérans, mais aussi une vieille doctrine politique alimentaire qui persiste à croire que manger et avoir un toit suffisent à donner du sens à la vie d’une nation et ses sacrifices, ajoutant à ce manque de bonheur et à cette souveraineté nationale de l’ennui.
Le bonheur ? C’est d’ailleurs l’Europe, la mort et la religion qui le promettent et le définissent, pas le pays. Il faut, pour l’atteindre, prier souvent ou ramer vite.
Mais encore ? Ce n’est pas seulement la doctrine alimentaire de l’Independence, la religion transformée en barbelé et délation du corps, qui explique cet ennui national meurtrier. C’est aussi la “surveillance”. Une culture de la méfiance, du repli et du soupçon : les Algériens ont renoncé, depuis les années 90, à voyager dans leur propre pays et une culture “sécuritaire” y a ajouté sa loi dure et dissuasive. Les jeunes Algériens, par exemple, ne connaissent pas le Sahara, n’y vont pas. Barrages routiers, cherté des offres, manque d’envie, de sève et d’images épuisent l’âge jeune et dispensent de marcher vers la découverte. Une sensation de caserne générale, une tradition de la filature et du contrôle font renoncer à l’envie de profiter des deux millions de kilomètres carrés d’une nation enfin libre, mais encore vacante.
Fouiller, contrôler, suivre et demander des autorisations sont la culture nationale la plus vieille et celle qui fait le plus vieillir en Algérie. Une étrange habitude d’immobilisation et de contrôle persiste, soixante ans après l’indépendance et l’invention de la liberté. Une culture qui croit que rire, voyager, danser, dormir dehors ou embrasser et s’asseoir sans rien faire, juste pour savourer le temps dans le ciel et la mer, dans le cœur, sont attentatoires à la sécurité, à la stabilité, au respect dû aux morts ou au sérieux du décolonisé et de ses petits-enfants qui doivent l’imiter ou quitter.
Un jeune Algérien qui sourit, presque heureux ? Il lui faut imiter Larbi Ben M’hidi ou croire y être obligé. Et c’est toute la gloire et toute l’impasse résumées. Car si cet homme est mort, c’est pour qu’on puisse rire et se balader dans ce pays, pas pour rejouer la guerre, la caserne et imiter les morts, et refuser la mer, l’amour et le voyage.
Fin : le loisir ? Une question de stabilité nationale. Dans les villages algériens, après 17h, le pays possible est la lune, sans eau ni couleur. La terre est ce qu’on voit à la télé. Assis sous les poteaux ou au seuil des immeubles, les visages des plus jeunes semblent attendre, ricanants ou hilares, une impossible naissance.