Valeur ajoutée pour certains, culture non stratégique qui ne fait que s’étendre à de nouveaux espaces au détriment de l'essentiel des produits maraîchers pour d’autres, la filière de la fraise s’impose à Jijel comme un segment intournable pour les agriculteurs. Du coup, elle aiguise les appétits des “garagistes” – un qualificatif local pour désigner les intermédiaires sans scrupules contrôlant la filière et engrangeant des gains substantiels.
Au-delà de la polémique suscitée par certains sur un produit “sur-traité aux pesticides par le recours systématique à des procédés chimiques pour améliorer sa qualité”, la fraise, ce fruit très apprécié, sinon très consommé, est au cœur d’une véritable évolution à Jijel. Pour les initiés, sa culture plonge dans une phase de mutation toute la filière maraîchère. C’est parce que le produit rapporte, et de loin, plus que le maraîchage traditionnel que cette culture connaît, depuis une vingtaine d’années, une extension fulgurante. Les chiffres sont éloquents : les espaces cultivés sont passés de quelques modestes surfaces ne dépassant pas les 4 hectares en 2002 à 474 ha en 2021, avant de s’établir à 535 ha en 2022.
Suivant cette tendance, la production s’est mise à progresser pour atteindre les 182 000 quintaux en 2020 et plus de 190 000 quintaux en 2021, pour 842 producteurs recensés durant cette dernière année. Face à ce qu’elle rapporte comme bénéfice, des agriculteurs désabusés par l’abandon de la filière tomate – qui faisait l’essentiel de l’activité agricole à Jijel – ont peu à peu investi ce circuit. “La fermeture de l’usine de l’ex-Enajuc a été fatale pour la production maraîchère”, constate le président de la Chambre d’agriculture, Bakha Toufik. Reconduit par ses pairs pour un nouveau mandat à ce poste, il y a quelques jours, notre interlocuteur précise qu’après cet épisode, “les agriculteurs se sont reconvertis à la culture de certains produits maraîchers, tels le poivron, le concombre”. Certains se sont accrochés à la culture de la tomate, mais la concurrence des produits venant du Sud a fini par les dissuader. “À l’heure où la tomate de Biskra investit les marchés, celle de Jijel n’est pas encore en phase de récolte”, fait-il remarquer.
Engouement
C’est dans ces conditions que la culture de la fraise s’est imposée comme une solution de rechange pour relancer une activité agricole maraîchère en proie aux difficultés. Des agriculteurs tiennent à reconnaître que cette filière leur rapporte plus de bénéfices. Elle leur permet même de compenser les pertes subies avant leur reconversion à la culture de la fraise. Le facteur déterminant dans cette reconversion est lié au fait que la fraise, contrairement aux autres produits maraîchers, ne peut être concurrencée par une production du Sud.
Devant une telle tendance, les autorités se sont mises à accompagner cette reconversion, soutenant que la culture de la fraise est une valeur ajoutée. L’engouement pour cette filière a poussé ces mêmes autorités à consacrer à ce produit ce qui est désormais appelé à Jijel “la fête de la fraise”. Chaque année, en effet, au mois d’avril, on célèbre le juteux fruit rouge, qui fait son chemin pour s’imposer comme le produit-phare de la culture maraîchère dans cette wilaya. Une douzaine de communes sur les 28 que compte la wilaya de Jijel ont des espaces dédiés à cette culture. La commune de Sidi Abdelaziz qui arrive en tête avec 105 ha, est suivie de celles de Khiri Oued Adjoul (72 ha), de Djemma Beni Hbibi (61 ha) et d’El-Ancer (50 ha), selon des données de l’année 2021. La commune de Jijel se situe en bas du tableau avec seulement 0,12 ha, selon les mêmes données.
La wilaya de Jijel est pourtant une terre de culture de la tomate, importée désormais en triple concentré. Et la reconversion de la tomate à la fraise ne se fait pas sans aléa, puisque les agriculteurs sont contraints à recourir à l’importation des plants de ce fruit. La filière fraise est ainsi dépendante de l’importation même si des tentatives sont lancées çà et là pour la création de pépinières. “Ces pépinières ne servent qu'à la multiplication des plants, pas à la création de nouvelles variétés, nous sommes toujours dépendants du produit étranger”, précise, Bakha Toufik. Toutefois, l’importation a baissé, passant de 20 millions de plants, importés il y a quelques années d’Espagne, à 6 millions en 2020. Le reste des plants cultivés sont issus de la multiplication, selon les mêmes précisions.
Cartel
Devenue une filière qui a acquis une place primordiale dans l’activité agricole locale, la culture de la fraise n’a pas manqué de créer des conditions favorables à l’émergence d’une faune d’intermédiaires, régulant à leur manière son circuit commercial. Pis encore, certains évoquent un “cartel de la fraise” qui tend à se mettre en place pour contrôler la filière. Une nuée d’intervenants, pour ne pas dire de faux agriculteurs, se sont mis à investir un domaine procurant un gain substantiel. “Il y a des agriculteurs qui ne savent même pas à quel prix leur produit est vendu”, a déploré Mme Akli Fadila, directrice des services agricoles, lors d’une intervention à la dernière session de l’APW, dénonçant une filière sous l’emprise d’indus intervenants.
La première responsable du secteur agricole a fait, en effet, état d’un circuit commercial de la fraise régulé par des “garagistes”, imposant leur diktat à la filière. Ces “garagistes”, comme on les désigne dans le jargon local, sont ces intervenants dans la filière agricole détenant des garages pour stocker le produit avant de l’écouler dans les marchés de gros. “Certains n’ont même pas la carte d’agriculteur”, a-t-elle encore regretté. Ces “garagistes” ont les moyens du diktat qu’ils imposent à des fellahs… sans moyens. “Ils achètent le produit directement au producteur et le revendent au prix qui leur convient, souvent, ce sont eux qui régulent le marché”, reconnaît un agriculteur.
“Ils ont de l’argent, ils financent tout, de l’achat des plants à leur culture en passant par leur traitement jusqu’à la récolte et le transport”, explique le président de la Chambre d’agriculture. Au bout du compte, les fellahs ne font que “rembourser” les crédits contractés auprès de ces “garagistes” par le bradage du produit de leurs efforts.
“Le ‘garagiste’ vend et récupère son argent, son bénéfice et remet au fellah ce qu’il juge étant la part qui lui revient”, poursuit Bakha Toufik. Profitant de l’absence d’un marché de gros – l’éternel obstacle à la promotion de l’activité agricole dans les champs maraîchers de Jijel – ces “garagistes” sautent sur l’aubaine et profitent des efforts et du labeur de ces pauvres fellahs !
“Si les banques jouaient leur rôle, nous ne serions pas arrivés à ce monopole qu’exercent les ‘garagistes’ sur cette activité”, soutient, Bakha Toufik. Les difficultés à obtenir des crédits bancaires poussent les agriculteurs à se rabattre sur la solution que leur soumettent ces “garagistes”.
En attendant l’émergence de coopératives
L’intervention de ces “garagistes” ne se limite pas à la fraise et s’étend à d’autres filières. Recourir à eux, qui ne font que vendre le produit fini, est un fait accompli pour les agriculteurs versés dans l’activité maraîchère à Jijel. Pendant ce temps, le marché de gros, en projet depuis de longues années, fait rêver des agriculteurs qui n’ont pas les moyens de commercialiser leurs produits.
Un litige est venu bloquer ce projet, renvoyant aux calendes grecques sa réalisation. L’assiette foncière acquise pour sa réalisation au carrefour de Djimar El-Kennar, en bordure de la RN3, par un investisseur privé est abandonnée, alors que les agriculteurs continuent de se lamenter sur le sort réservé à leur activité. Non loin de là, un marché de fortune est improvisé sur un terrain vague, envahi de déchets et de tas d’immondices, rassemblant quelques agriculteurs qui y vendent leurs productions. Pour le reste, ce sont les fameux “garagistes” qui se chargent d’écouler la plus importante partie des produits agricoles locaux dans les marchés de gros, notamment à Chelghoum Laïd. Des produits qui, ensuite, reviennent plus chers à Jijel au grand dépit des consommateurs et… des agriculteurs.
Comme solution à cette histoire de “garagistes” qui parasitent l’activité agricole, l’on préconise la création de coopératives agricoles. C’est sur ce volet que tentent d’intervenir les services de la direction agricole qui mènent des campagnes de vulgarisation pour rassembler les agriculteurs en coopératives. Et pas seulement dans la filière de la fraise, mais également dans les autres segments de l’activité agricole. Depuis un certain temps, un effort est engagé en direction des agriculteurs pour les convaincre du bien-fondé de cette solution. Les organiser en coopératives est le défi à relever par la DSA.
C’est à cette condition, selon ce qui est avancé, qu’il sera mis un terme à ces intrusions dans un circuit dominé par une faune d’intervenants sans scrupules. En attendant l’émergence de ces coopératives, ces derniers continuent d’avoir les coudées franches pour réguler le circuit commercial de la filière agricole. Ils profitent de l’émergence de la culture de la fraise pour s’imposer encore davantage et en tirer profit.
Réalisé par : Zouikri Amor