Le procès de l’ancienne ministre de la Culture, Khalida Toumi, doit s’ouvrir aujourd’hui au tribunal de Sidi M’hamed. Il sera reporté à cause de la grève des avocats. Retour sur la vie d’une femme qui a marqué la scène politique algérienne depuis une quarantaine d’années.
“Une femme qui a commencé à lutter pour la démocratie à 17 ans, se trouve aujourd’hui coincée dans un tourbillon politico-judiciaire.” Au détour d’une phrase, l’avocat Miloud Brahimi, l’un des doyens des avocats algériens, a résumé la situation de Khalida Toumi. L’ancienne ministre de la Culture d’Abdelaziz Bouteflika, comparaît aujourd’hui pour des faits présumés de corruption lors de sa gestion du ministère de la Culture.
Personnage iconoclaste, militante engagée pour les causes féminines et de la démocratie doublée d’une réputation de femme à poigne, Khalida Toumi collectionne les records. Après être restée près de douze années ministre de la Culture (2002 à 2014), elle est actuellement la femme politique qui a passé le plus de temps en prison. Placée sous mandat de dépôt en novembre 2019, elle croupit toujours à la prison de Koléa dans l’attente, enfin, d’un procès qui tardait à venir. Elle doit surtout répondre à des questions sur sa gestion des événements importants gérés par son ministère durant sa longue présence à la tête de ce ministère.
Si pour beaucoup d’Algériens Khalida Toumi était “la ministre de la Culture de Bouteflika”, la réalité est bien plus complexe. La dame rousse, aux cheveux courts et au regard toujours perçant, a vécu deux grandes étapes dans sa vie. Cette native d’Aïn Bessem (Bouira) en 1958, est issue d’une famille maraboutique de la zaouïa de Sidi-Ali Oumoussa (Tizi Ouzou). Tout en étant professeure de mathématiques dans un lycée d’Alger, elle s’est engagée très vite en politique. À l’époque où l’activité militante se faisait dans la clandestinité, la jeune Khalida n’avait pas pris le chemin le plus facile. Elle s’est engagée, dès la fin des années 1970 dans le combat pour les droits des femmes. Un engagement précoce qui l’a conduite à prendre des risques. En 1984, elle était en première ligne lors des manifestations contre l’adoption du code de la famille qui réduisait la femme au rôle d’assistée. La jeune Khalida, épaulée par Zohra Drif-Bitat, une des icônes de la guerre d’Indépendance, a même participé à des manifestations de rue. Une prouesse en ces temps de dictature du parti unique où toutes les voix discordantes sont interdites.
Dans le sillage de cette lutte contre le code de la famille, Khalida Toumi crée, avec d’autres militantes, l’association Rachda pour la défense des droits des femmes. De cette période, les militants de la démocratie qui l’ont connue retiennent d’elle un autre patronyme : Khalida Messaoudi. C’est sous cette identité, issue de son mariage de l’époque, qu’elle se rapproche, dès le début des années 1990, du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD). Elle n’adhère pas directement au parti, mais entre dès 1993 au Rassemblement patriotique national (RPN), un mouvement des démocrates algériens visant à soutenir “un État républicain” à un moment où l’État a vacillé et où l’intégrisme pointait son nez. À côté de Saïd Sadi, d’El-Hachemi Chérif et d’autres, Khalida Messaoudi a fait partie de ces figures médiatiques et politiques qui ont marqué cette période. Elle participe, le 29 juin 1994 à la marche réclamant la vérité sur l’assassinat du président Mohamed Boudiaf. Les annales politiques retiendront un mémorable échange télévisuel entre la dame et le leader de l’ex-Front islamique du salut (FIS), Abassi Madani. Devant la ténacité de la militante, le chef islamiste n’avait trouvé comme parade que de lui conseiller “de rester dans la cuisine”. Ironie de l’Histoire, cette approche rétrograde est devenue quasiment dominante dans la société ces dernières années.
Militante de premier plan, Khalida Messaoudi devient vite la pasionaria des féministes algériennes. Puis, dès 2007, elle franchit une nouvelle étape dans sa vie politique. Elle devient officiellement militante du RCD et entre à l’Assemblée populaire nationale (APN) comme députée d’Alger. Elle a marqué l’hémicycle Zighoud-Youcef avec des interventions incendiaires contre le pouvoir et les islamistes. Elle sera vite la cible des attaques misogynes et autres critiques d’un autre âge. Surtout que dans le combat contre le terrorisme, Khalida Messaoudi s’est fait l’égérie des démocrates algériens et n’hésite pas à s’afficher sur les écrans des télévisions étrangères, pour défendre ses idées et idéaux. Pour élargir son rayon d’action, elle a publié, en 1995, un livre Une algérienne debout. Dans ce livre-entretien, la militante s’est livrée à la journaliste française Elizabeth Schemla sur sa vie de militante et a donné sa vision du système démocratique dont elle rêvait. Le contenu de l’ouvrage a valu à la jeune femme des critiques acerbes des milieux conservateurs et islamistes. Elle a reçu des menaces de mort.
De pasionaria, à ministre…
Cette lune de miel entre Khalida Messaoudi et l’opposition a pris fin avec l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika au pouvoir. “Je rêve d’une Algérie où Abassi Madani ne critiquera pas la taille de la jupe de Khalida Messaoudi et où cette dernière ne s’attaquera pas à la taille de la barbe du premier”, avait déclaré l’ancien président, dans un entretien accordé à Liberté, un mois avant son accession au pouvoir. Le discours séduit la jeune femme. Mais elle ne quitte pas ses compagnons de sitôt.
En 2001, les événements du Printemps noir en Kabylie ont constitué un point de rupture entre Khalida Messaoudi, qui s’était déjà rapprochée du chef de l’État, et le RCD. Les événements d’avril 2001 “sont l’échec de notre génération”, avait-elle dit à la presse en mai de cette année. La déclaration a conduit Saïd Sadi à convoquer la députée devant la commission de discipline. Le divorce étant consommé avec le parti démocrate qui quittait au même moment le gouvernement, elle sera désignée en mai 2002 comme ministre de la Culture.
Occupant une place à part dans l’échiquier gouvernemental, Khalida Toumi, qui a retrouvé à l’occasion son nom de jeune fille, a entamé une transformation de son département ministériel. Cela ne plaisait pas toujours à certains de ses collègues, notamment les plus conservateurs d’entre eux. Peu importe. Elle a le soutien du chef de l’État. Elle en profite pour réclamer d’avantages de crédits pour son département qui multipliera les coups d’éclat. Elle a ainsi organisé des événements de portée internationale : Alger, capitale de la culture arabe (2007), Tlemcen, capitale de la culture islamique 2011, puis Constantine, capitale de la culture arabe (2015). Entre-temps, Alger a retrouvé, en 2009, le Festival panafricain. Ces projets ont englouti des sommes faramineuses mais ils ont permis de construire et de restaurer de nombreux édifices culturels de valeur. C’est d’ailleurs à cause des ces dépenses, parfois critiquées, que l’ancienne ministre est aujourd’hui en prison. “Elle est poursuivie pour des actes de gestion”, soutiennent ses deux avocats, Miloud Brahimi et Boudjema Guechir. C’est également sous sa gestion du département de la Culture que l’ancienne militante a réhabilité l’Office national des droits d’auteur et des droits voisins (Onda) de sorte à permettre aux artistes d’avoir des revenus de leur art. En plus d’être ministre, Khalida Toumi a poursuivi ses activités militantes au sein même du gouvernement. Elle est ainsi montée au créneau en 2005 contre le projet de révision du code de la famille. Son lobbying a été partiellement payant puisque la nouvelle version de la loi a accordé davantage de droits aux femmes. Elle a été vice-présidente de la commission nationale chargée de la réforme de l’école, présidée par le professeur et doyen, feu Benzaghou.
Son départ du gouvernement en 2014 a marqué une nouvelle étape dans sa vie. Désormais libre de toute attache officielle, Khalida Toumi a retrouvé de vieilles connaissances “féministes”, à savoir Louisa Hanoune et Zohra Drif-Bitat. En compagnie d’autres figures, notamment issues de la guerre d’Indépendance, les trois dames ont signé, en 2015, un appel demandant “une audience” au chef de l’État, alors malade et absent de l’espace public.
En réalité, “l’appel des 19” visait à constater de visu l’incapacité du chef de l’État à gérer les affaires du pays à l’époque. Avec la chute d’Abdelaziz Bouteflika, en 2019, la descente aux enfers de Khalida Toumi devenait quasiment une évidence : elle a fait partie des personnalités les plus décriées par le courant conservateur, des “badissia novembria” à l’époque où les autorités ont organisé une rafle parmi les proches d’Abdelaziz Bouteflika. Accusée de corruption, de détournement, de “mauvaise utilisation de l’argent public”, de “dilapidation des deniers publics”… Elle a été arrêtée en novembre 2019. En raison notamment des enquêtes rogatoires et de la complexité des dossiers dans lesquels elle est poursuivie, elle n’a jamais retrouvé la liberté malgré les innombrables demandes de ses avocats et des appels de certaines personnalités qui ont plaidé sa cause. Vingt-six mois après, “elle est combative”, témoigne son avocat Miloud Brahimi. Mais elle est “victime d’une injustice”, atteste-t-il.
Par : ALI BOUKHLEF