Sébastien Boussois est docteur en sciences politiques, spécialiste du Moyen-Orient et des relations euro-arabes, mais aussi du terrorisme et de la radicalisation. Il explique la méthode Poutine dans la gestion d’un conflit ukrainien qui marque un tournant déterminant dans les relations entre Moscou et ses voisins européens, mais aussi avec le rival américain.
Liberté : Vladimir Poutine a reconnu l’indépendance de la “République populaire de Donetsk” et de la “République populaire de Lougansk” de l’Ukraine. Est-ce une surprise après une grave montée de tensions avec les Occidentaux ?
Sébastien Boussois : Il faut bien reconnaître que dans le contexte d’informations et de désinformations qui circulent sur ce conflit depuis plusieurs semaines, bien malin en réalité aurait été celui qui serait parvenu à imaginer ce qu’aurait fait Vladimir Poutine hier, de quelle façon et à quel moment. À tel point que du côté américain un tel récit très obsessionnel et belliqueux de Joe Biden a probablement noyé un certain nombre d’autres scénarios comme celui-là. En effet, depuis plusieurs jours, le président américain savait mieux que tout le monde que la Russie allait envahir l’Ukraine et que, du coup, dans cette situation-là, il serait conduit à mener une guerre rapide, précisément le 16 février (sic).
Vladimir Poutine a, comme souvent, été plus intelligent que cela, puisqu’en réalité en reconnaissant les deux Républiques de Donetsk et de Lougansk il garantit la sécurité à l’ensemble des communautés russophones et des forces prorusses de ces deux Républiques, tout en y amenant ses chars pour les protéger et se faire respecter. Pas pour attaquer. Dans sa tête, je pense, il n’envahit pas l’Ukraine, puisqu’il reconnaît ces deux Républiques. Au fond, je pense que l’objectif est de faire deux zones tampons entre la Russie et l’Ukraine si jamais il y a cette question de l’Otan qui revient sur le devant de la scène et cela lui permet d’avoir des avant-postes, sous forme de check-points militaires et de zones militarisées, de protection des frontières russes. Il met de la distance entre ses frontières et celles de l’Otan, actuelles ou à venir.
Doit-on s’attendre à une escalade du conflit en Ukraine après l’annonce de Poutine ?
Je ne suis pas sûr. Je pense qu’il y a eu de l’intimidation, de la fermeté de la part de Vladimir Poutine de l’attendre là où l’on ne l’attendait pas en réalité. Et pour lui, il récupère quelque chose de ce qu’il considère comme un dû. C’est un peu une méthode à la Trump d’entériner sur le terrain des faits déjà existants. Rappelez-vous le président américain qui reconnaissait Jérusalem capitale de l’État d’Israël, ce que les Israéliens reconnaissent depuis des décennies. Donc, rien de nouveau sous le soleil.
Quel impact aura cet épisode du conflit ukrainien sur le plan géopolitique ?
On est dans une situation de “rift” géopolitique, avec un frottement civilisationnel entre l’Orient et l’Occident. Et cela, on l’a déjà vu d’un point de vue géopolitique dans l’histoire que ce soit dans les Balkans ou au Moyen-Orient par exemple. Donc, d’une part, c’est une nouvelle zone de tensions Orient-Occident qui se manifeste. C’est également, clair et net, le retour de la Russie sur l’échiquier géopolitique et face au vide américain qui se fait sur une certaine série de zones de conflit. Ce qui est intéressant, c’est que personne ne sait exactement ce qui se passe dans la tête de Vladimir Poutine et la réalité sur le terrain. D’où toutes les spéculations possibles. Les Européens sont toujours malléables et sont toujours liés d’un point de vue sécuritaire à l’Otan. Je pense qu’il faudrait parvenir à en sortir, mais cela renvoie à l’éternelle question de l’architecture de sécurité européenne.
Mais je pense aussi que c’est le résultat de trente ans d’une situation de mépris occidental de la Russie, où Vladimir Poutine et Moscou ont été humiliés par l’Occident et l’Otan. Il ne faut pas oublier que depuis 1991, que ce soit du temps de Boris Eltsine ou de Poutine, il y a eu des tentatives de coopération avec l’Otan balayées par les Occidentaux. Et Vladimir Poutine a essayé ce type de partenariat jusqu’à ce qu’il en ait marre et dise définitivement “niet”.
Et c’est ce qui s’est passé en 2014 en Ukraine et en Syrie, avec cette fois-ci une volonté de revenir sur le devant de la scène contre l’Occident, de façon plus agressive cette fois. En fait, au fond, on a ce talent en Europe de se mettre des espaces géopolitiques à dos plutôt que de privilégier des coopérations et des alliances.
Les exemples sont nombreux. Évidemment, ça finit toujours mal, que ce soit avec la Chine ou la Russie, ou même la Turquie avec le refus qu’elle intègre l’Europe après l’avoir baladée pendant des années. On crée aussi notre propre malheur.
Entretien réalisé par : Lyès M.