C’est un miraculé de la guerre de Libération nationale. Son corps porte les stigmates d’une révolution exceptionnelle. Les cicatrices de 32 éclats de balles qui déchirent sa chair lui font rappeler chaque jour le sacrifice d’une génération fondatrice. Amputé d’une jambe, un bras gauche ballant et inerte à cause des blessures, à 90 ans, le maquisard Mohand-Ouamar Benlhadj poursuit son combat. Des hommes de son envergure ne connaissent pas de répit. Leur vie est un combat permanent. Si les armes déposées au sortir de la guerre, le patron de l’Organisation nationale des moudjahidine, il continue, avec la même fougue. Le baroudeur de l’ALN, qui avait sillonné les montagnes de la Wilaya III dès l’âge de 25 ans, n’hésite pas à remonter au front dès qu’il s’agit de défendre l’honneur de son pays. Face aux assauts révisionnistes, il recharge, épaule et tire. MAB n’est pas homme à se laisser faire et, surtout, ne se laisse pas dicter la conduite à tenir. Mais il sait aussi être sage. Sous sa moustache grise, une voix remplie de lucidité appelle au bon sens et à l’éthique lorsqu’il s’agit, notamment, d’évoquer des faits d’Histoire et la mémoire encore vivace...
Liberté : L’ancien député Nordine Aït Hamouda a soulevé un tollé en s’attaquant à certaines figures de l’Histoire. Vous qui êtes à la tête de l’Organisation nationale des moudjahidine, comment réagissez-vous à cette polémique ?
Mohand-Ouamar Benlhadj : C’est regrettable, à tout point de vue. Je ne vois même pas l’opportunité de convoquer une figure de notre Histoire incarnée par l’Émir Abdelkader. À quelle fin ? Pourquoi est-il venu sur le plateau d’une chaîne de télévision privée, documents en main, pour souiller la mémoire d’un personnage emblématique de l’Histoire de notre résistance à la colonisation ? Plus de deux siècles sont passés depuis la naissance de l’Émir Abdelkader. Pourquoi s’interroge-t-on, dans les termes posés par Nordine Aït Hamouda, sur le passé de cet homme, connu et reconnu dans le monde entier autant pour ses faits d’arme contre l’ancien colonisateur qu’il a combattu pendant 15 ans, que pour son humanisme universel et qui a rayonné sur le monde ?
En quoi interroger notre Histoire pose-t-il un problème ? Pourquoi sacraliser ces figures ?
Venir sur un plateau de télévision, insulter une figure de notre Histoire ne signifie pas l’interroger ! Jeter l’anathème sur l’Émir Abdelkader ou sur un quelconque autre personnage de notre passé n’est pas utile. J’espère que vous serez d’accord avec moi pour que le débat ne se mène pas en ces termes. Il se trouve que Nordine Aït Hamouda a traité l’Émir et d’autres figures d’ailleurs de “traîtres” ! En quoi cela avance-t-il le débat ? Je ne suis pas contre la recherche de la vérité, encore moins contre le débat dont nous manquons cruellement d’ailleurs. Mais le débat a ses règles, comme l’Histoire a ses spécialistes ! Bien sûr qu’il faut en parler, interroger l’Histoire, creuser et lire dans notre mémoire collective commune qui, d’ailleurs, ne s’arrête pas qu’au mouvement national ou à la guerre de Libération. Notre histoire est millénaire. On peut aller jusqu’à convoquer les personnages qui ont jalonné notre histoire depuis Massinissa. Il faut faire remarquer que les documents présentés par Aït Hamouda comme étant des preuves n’apportent rien de nouveau. Tout le monde sait depuis des décennies que les descendants de l’Émir Abdelkader percevaient des pensions de l’État français.
Il vient d’être mis sous mandat de dépôt. Quel est votre sentiment ?
Encore une fois, les propos de Nordine Aït Hamouda sont regrettables. Je l’aurais croisé que je l’aurais blâmé personnellement. En revanche, l’emprisonner me paraît un non-sens. C’est inacceptable ! Je condamne cette arrestation.
Son écart de langage ne doit en aucun cas lui valoir de la prison. D’autant plus que dans ce domaine de dénigrement de l’Histoire et de révisionnisme, d’autres personnes ou acteurs politiques, sinistres soit dit en passant, sont allés beaucoup plus loin dans l’ignominie que Nordine Aït Hamouda.
De qui s’agit-il ? À qui faites-vous allusion ?
Des Algériens qui se disent prétendument responsables, des élus, des chefs de partis politiques…, ils sont légion. Ils ont dénigré d’autres figures de notre Histoire, insulté d’autres Algériens et stigmatisé des régions entières de notre pays. J’en ai moi-même été victime, sans vouloir m’étaler sur ma personne. Ils ont touché à des chouhada et des symboles légaux inscrits, qui plus est, dans la loi 99.07 qui dit que les chouhada et les moudjahidine sont des symboles. Je ne veux pas citer de noms au risque de remuer le couteau dans la plaie, mais vous savez sans doute à qui je fais allusion.
Ce qui est d’autant plus regrettable, c’est le fait que nous n’avons pas vu nos responsables lever le petit doigt quand la mémoire d’autres chouhada a été souillée et leur parcours sali. Personne n’a trouvé à redire. J’ai lu dans la presse que la justice s’est autosaisie dans l’affaire d’Aït Hamouda ; pourquoi cette même justice n’a-t-elle pas fait preuve d’autant de célérité dans d’autres affaires antérieures encore plus graves ! Nous sommes donc devant un fait insupportable de deux poids deux mesures ! Des camarades à moi m’ont conseillé de déposer plainte dans certaines affaires. Je ne l’ai pas fait. Je ne voudrais pas me mettre à leur niveau du haut de mes 90 ans.
Ce n’est pas la première fois, comme vous le dites, qu’on assiste à ce genre de polémique autour des faits d’Histoire. Pourquoi, à votre avis, l’Histoire génère-t-elle autant de tension ?
C’est la classe politique et ses acteurs qui s’agitent et s’excitent le plus. Au sein de cette classe, beaucoup n’ont rien à voir avec la pratique politique qui a ses règles et son éthique. Je parle de tous ces parvenus dont l’ignorance frise le ridicule. Ils ont pu acquérir un poste par-ci, un titre par-là et se croient dotés d’un statut qui leur permet de hisser leur logorrhée au rang de vérité. Ils sont donc là, à polluer la place publique. Ils sont allés très loin. Jusqu’à prêcher la division du pays et du peuple algérien. On les a vus lors de la dernière campagne électorale pour les élections législatives. En kabyle on dit, “taneqra bouadar”, (le nain quand il se relève, réagit par complexe et le fait tout le temps violemment) pour illustrer mes propos. Ce n’est pas la peine de prononcer leurs noms. En revanche, fait étrange, tous ces gens ne sont pas inquiétés, jamais rappelés à l’ordre. C’est extrêmement dangereux. Je profite, si vous le permettez, de lancer à travers votre média un appel aux autorités et aux responsables de ce pays pour mettre fin à ces agissements et ces dépassements qui sont d’une extrême dangerosité. Il faut revenir au bon sens, à la raison. Nous avons besoin de personnes responsables, d’un débat où les points de vue et les idées se confrontent dans un climat serein et apaisé. Dans ma langue maternelle, on dit aussi “krez ar talasset”, (laboure dans les limites de tes terres, il ne faut pas empiéter sur les terres de ton voisin). C’est la même chose pour la parole : “Il faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler.”
La résurgence de ces controverses et dérapages n’aurait sans doute pas eu lieu, diront certains, si l’école avait fait son travail en enseignant notre Histoire dans toute sa dimension…
La responsabilité de l’école algérienne est évidente. Tout passe par l’éducation. Même si je souscris à ce principe, je n’irai pas jusqu’à parler de la faillite de l’école algérienne. Pour autant, la question se pose en effet sur les programmes d’enseignement, en tout cas dans le registre de l’Histoire. Il faut donc le reconnaître, l’histoire de la Révolution ou l’histoire de notre pays n’a pas été en effet convenablement enseignée. Qui en est responsable ? Les théoriciens des programmes d’enseignement. Combien de royaumes, bien avant la colonisation française, ont jalonné l’histoire de ce pays, combien de dynasties ont été bâties sur ces terres des siècles avant l’arrivée des Français ? Pourquoi l’école refuse d’ouvrir ces pans de notre passé ? Cette occultation de notre histoire sert, malheureusement, ceux qui prônent que l’Algérie est une création de la France !
© Liberté
Comment en sommes-nous arrivés là ? S’agit-il d’une orientation et d’un choix politico-idéologique du récit historique ?
Je ne suis pas idéologue ni spécialiste en la matière. Mais ma modeste expérience me permet de m’exprimer. En 1962, j’étais dans le premier comité fédéral du parti, (FLN, ndlr). Tizi Ouzou, département de la Grande Kabylie, à l’époque. Nous avions préparé la rentrée scolaire de cette année, au mois d’octobre. La première rentrée scolaire de l’Algérie indépendante. C’était le parti, avec ses structures, qui devait organiser cette rentrée. Des structures naissantes. On avait à peine terminé l’installation des comités de daïra, et des comités de kasma pour lancer cette rentrée. Il s’agissait, au mieux, d’alphabétiser nos enfants. Quelques écoles seulement disposaient de tables. Les enfants étaient, dans la majorité des cas, assis sur des nattes à défaut de chaises. Comme enseignants, avec le certificat d’études, l’académie recrutait des moniteurs. Avec le niveau de l’enseignement moyen, elle recrutait des instructeurs. Le rares bacheliers de l’époque étaient appelés pour d’autres missions à des postes de responsabilité. C’est dans ces conditions que nous avons lancé la première campagne de rentrée scolaire de l’Algérie indépendante. Pourquoi je vous raconte tout cela ? À notre niveau, la seule chose qui comptait était de scolariser nos enfants. Quant à l’idéologie, la question était tranchée au niveau central, par les hauts responsables. Ce sont eux qui ont confectionné les programmes d’enseignement. Et à mon avis il y a eu, en effet, des carences, dans le domaine de l’Histoire en tout cas. Ou peut-être que c’était un choix réfléchi et volontaire…
Quelles sont ces carences ?
Des cadres du parti et des responsables au sommet de l’État, à l’époque, ont fait le choix d’imposer un tel récit national de l’histoire officielle au détriment d’un autre. Un pan de notre histoire a été occulté. Mais je pense que le plus grand mal était lorsque l’on a forcé sur l’arabité de cette terre. Je ne parle pas de berbérité ou autre mais tout simplement de cette algérianité qui n’a pas eu toute sa place à l’école. Résultat : ni le royaume numide ni celui de Syphax ou encore d’autres régimes étatiques ayant jalonné notre histoire n’ont été enseignés. Pourquoi cette orientation ? Qui a présidé à ces choix ? L’ancien président Ahmed Ben Bella n’était pas seul. Mais je pense, in fine, que c’est le résultat d’une courte vue. Nos voisins marocains et tunisiens n’ont pas fait cette erreur. Aujourd’hui nous parlons bien l’arabe classique d’El-Moutanabi mais nous maîtrisons peu notre propre histoire !
Terrible est votre constat...
Oui. Qu’auraient-ils dit, nos chouhada s’ils revenaient !
Venons-en aux archives. Le verrouillage de celles-ci ne participe-t-il pas à nourrir la suspicion, la polémique ? Pourquoi maintenir le black-out autour des archives au moment où l’État algérien, demande la restitution des archives françaises ?
Laissez-moi vous raconter un fait. Je me rappelle, dans les années 1970, toutes les kasmas de l’ONM avaient lancé un travail pour rassembler les témoignages des moudjahidine à travers le territoire national. Ils avaient témoigné, individuellement ou en groupe, sur ce qu’ils ont vécu et vu pendant la guerre de Libération. Leurs témoignages enregistrés ou écrits avaient été par la suite transférés à Alger. Au siège de l’ONM. À mon arrivée, au secrétariat national, en l’an 2000, j’ai demandé où étaient déposées et stockées ces archives. Rien. On m’a dit qu’il n’y en avait pas. Une seule personne m’a raconté qu’elles avaient été, pour la majorité en tout cas, détruites et brûlées. La raison ? on m’a expliqué qu’elles étaient devenues inexploitables après avoir été endommagées par l’humidité dans la cave, des années durant. Inexploitables alors, on a dû les brûler ici même, dans le jardin de la maison de l’ONM. Voilà une part de vérité insupportable à dire. Elle révèle ce qu’il y a de plus malheureux chez nous. Pour revenir à votre question, oui, les archives doivent être consultables. Nos spécialistes, nos historiens et nos journalistes devront pouvoir accéder aux archives librement. Nul ne peut leur contester ce droit dans un pays qui aspire à la justice, à l’État de droit et à la démocratie. Là où je mets en revanche un bémol, c’est quand nos historiens notamment font tout un tintamarre autour de cette question. Il ne m’appartient pas de demander à M. Abdelmadjid Chikhi d’ouvrir les archives ni de faire le boy des historiens. Ce que je pense, c’est que nos historiens font trop de bruit pour pas grandchose. L’histoire n’est pas seulement dans les écrits, s’agissant notamment de l’histoire récente de notre pays. Pourquoi nos historiens attendent les archives au lieu d’aller recueillir les témoignages des “moudjahidine”, (mettez le mot entre guillemets). Manquaient-ils de crédibilité ? Ils vont (les historiens) jusqu’à Aix-en-Provence, en France, pour “idjibou el-khourda”, et oublient d’aller sur le terrain et recueillir les témoignages, ici, à la source. Mais, encore, c’est déjà trop tard ! Les historiens algériens ont perdu beaucoup de temps. S’ils voulaient écrire quelque chose proche de la vérité, ils auraient pu/dû utiliser les témoignages des vivants et de tous ceux qui ont vu et vécu durant la guerre. Ne pas attendre du tout fait et de la paperasse. Mais c’est déjà trop tard…
Vous avez appelé, à maintes reprises, à la restitution du sigle du parti FLN au musée. Ironie de l’“histoire”, ce parti est sorti le 12 juin passé, vainqueur des législatives. Il domine aujourd’hui l’APN. Un commentaire ?
On a assez parlé de cela. Je vous renvoie, cependant, à la loi du 12 janvier 2012 régissant les partis politiques, les organisations et les associations et qui interdit l’utilisation des sigles des anciens partis. Vous insistez pour un commentaire sur le fait que ce parti se retrouve à la tête de l’APN, je vous dis que mes camarades et moi avons suivi ces législatives. Je crois que nous sommes un peu du même avis : l’Algérie est un pays des miracles. Vous pouvez, ou pas, mettre le mot miracle entre guillemets, je vous en laisse l’appréciation.
Vous avez également demandé des guillemets pour moudjahidine….
Oui. Et je peux m’exprimer sur cette question. Je vous ai demandé les guillemets parce que ce nom “moudjahidine” prête à équivoque, à mon sens en tout cas. Ce terme ne s’applique pas, me semble-t-il, à nos valeureux combattants et braves hommes qui ont fait face à la quatrième puissance mondiale de l’époque. J’ai proposé à mes camarades qu’on discute de cela au prochain congrès de notre organisation (Organisation nationale des moudjahidine, ndlr). Vous allez me dire pourquoi. Eh bien, je pense que ce terme a une connotation religieuse. Ne dit-on pas que le djihad est de prêcher la bonne parole ? Or, nos combattants n’étaient pas des prêcheurs de bonne parole. Aller au casse-pipe un fusil à la main, tuer et se faire tuer, ce n’est pas du djihad, dans sa conception première (prêcher la bonne parole). Je préfère qu’on parle donc d’anciens combattants.
Vous risquez de soulever une autre tempête !
J’ai passé mes 90 ans récemment. Rien ne me fait peur depuis l’âge de 16 ans. Aujourd’hui, à mon âge, la liberté de parole, dans le cadre du respect et de l’éthique, me paraît d’autant plus sacrée qu’à mes 20 ans. Je dis ce que je pense librement. Je ne prétends pas détenir la vérité ni je ne me pose en chantre de la connaissance de l’histoire. 30 impacts de balles ont mutilé mon corps. Je ne recherche pas la gloire. Gloire à nos chouhada. Seul le bon sens dicte mes choix et mes actions. Quant à ma proposition, s’agissant de cette appellation, ce n’est qu’une proposition. Le prochain congrès en décidera. Il y a une belle formule qui nous vient du Moyen-Orient je crois : “Eddine li allah wa el watan lil djami3” (la religion est à Dieu, le pays pour tous). Nous nous occupons des choses de ce monde seulement. Contentons-nous de rester les combattants que nous savons être…
Entretien réalisé par : KARIM BENAMAR