Derrière le drame des harraga se cache l’impitoyable trafic lucratif des passeurs. Un monde opaque qui fonctionne avec ses propres codes où le secret et la méfiance sont des gages de réussite. Enquête.
Un Sea-Doo Challenger inbord, blanc avec une bande rouge, échoué depuis plus d’une année sur le sable sale de la plage de Pinika, à Bousfer-Plage, symbolise à lui seul cette frénésie démesurée prise par la harga. Si les “botis” (barques) sortent d’un peu partout des rivages algériens, l’épicentre de la mig ion irrégulière se situe au niveau des côtes ouest et particulièrement oranaises. Plongée dans un phénomène devenu social pourtant vite trapé par un business implacable où les pertes se comptabilisent en vies humaines. Un monde opaque qui fonctionne avec ses propres codes où le secret et la méfiance sont des gages de réussite. Un milieu qui reste difficilement pénétrable pour les profanes.
Dj, un enfant de la région, nous relate l’histoire de ce glisseur, capable d’embarquer à son bord jusqu’à une douzaine de passagers. “Selon les dires de certains, cet hydrojet est tombé en panne après un voyage en Espagne et un des voisins du propriétaire, qui serait actuellement installé dans une des villes espagnoles, l’a remorqué jusqu’à la plage”, précise-t-il. Il indique que les riverains se sont plaints auprès des autorités locales pour faire enlever le bateau de la plage sans grand résultat.
Il faut dire que depuis deux ans, Bousfer-Plage est devenue une rampe de lancement pour les harraga au même titre que Cap Falcon, Corales, jusqu’à Coste ou encore le Cap Lindlès, nous explique Dj, qui ajoute que le nombre de glisseurs qui circulent dans la région, pas loin du large, est impressionnant lorsque la météo est clémente. Ces bateaux rapides, dotés généralement de moteurs de 115 cv, font office de “taxis” payés par les passeurs pour récupérer, pendant la journée, les harraga des différents points de la côte chevauchant les communes de Aïn El-Turck, Bousfer et El-Ançor. Ils sont ensuite regroupés dans un endroit précis avant leur embarquement, le soir tombé, dans des Go-fast, des embarcations semi-rigides équipées de puissants moteurs de 200 à 300 cv pour certains, qui peuvent rallier les plages espagnoles en moins de quatre heures. Parmi ces “dépôts”, l’île aux Rats, à une dizaine de minutes à l’Ouest de Cap Falcon.
Le témoignage de “H” est édifiant à ce sujet, alors qu’il passait quelques heures sur cet îlot avec un de ses amis. “C’était par un vendredi, on a embarqué pour l’île aux Rats pour connaître l’endroit et profiter du soleil de septembre”. Pourtant, ce qui va intriguer notre témoin se passe bien en amont de ce rocher puisqu’il assistera à une circulation incessante de glisseurs pilotés par des hommes encagoulés ou dissimulant leur visage derrière des masques et autres lunettes de soleil. Ces bateaux rapides en polyester n’étaient pas immatriculés pour éviter de se faire identifier. Ce ballet aquatique est confirmé par “Dj”, qui évoque une nouvelle technique des passeurs qui travaillent dorénavant avec des sous-traitants. “Le tarif en vigueur est de 10 millions de centimes par passager”, croit-il savoir. “Nous sommes arrivés sur place vers 10 h, et il y avait déjà une dizaine de jeunes sur l’île. Franchement, j’ai pensé sur le coup qu’ils étaient là un peu comme nous pour le farniente vu que le beau temps était de la partie”, poursuit “H” sa narration. Ses impressions changent au fur et à mesure qu’il fait connaissance avec ses voisins “insulaires” et découvre qu’ils sont, en fait, des Algérois d’El-Harrach, dont l’âge varie entre 20 et 30 ans, s’apprêtant à rejoindre, la nuit même, les côtes espagnoles. “Chaque quart d’heure, on voyait un glisseur déposer un, deux voire trois passagers sur l’îlot avant de repartir vers Cap Falcon”, ajoute notre interlocuteur qui indique qu’aux environs de 14h, il y avait une quarantaine de jeunes hommes sur l’île aux Rats. “Ils voyageaient légers, n’emportant strictement rien avec eux. Pas même de gilets de sauvetage. Beaucoup d’entre eux se sont rapprochés de nous pour demander de l’eau et un peu de nourriture. Certains fumaient des joints ou prenaient des psychotropes sûrement pour se donner du courage”, pense “H”, qui précise que les nouveaux débarqués étaient originaires d’un peu partout de l’Algérie d’après ce qu’il a pu constater à leurs accents. “Il y avait même un Subsaharien du voyage”, a-t-il remarqué. Des scènes de vie particulières avant le grand saut avec des jeunes en groupes ou seuls, à penser certainement à la traversée de la nuit. “J’ai entendu quelqu’un dispenser des conseils aux autres, leur recommandant de prendre tel ou tel autre trajet une fois sur la terre ferme”, raconte “H”, estimant qu’il devait être un habitué du trajet.
L’île aux Rats et pilotes encagoulés
Néanmoins pour Dj, il ne faut pas se focaliser sur l’île aux Rats “qui est grillée” puisque les sorties en mer se font d’un peu partout des côtes ouest du pays. À ce propos, il raconte une anecdote qui illustre l’ampleur prise par la harga ces derniers mois. “En pleine nuit d’août, au niveau de la petite crique appelée Acacia, à Bousfer-Plage, une embarcation s’est rapprochée du rivage pour interpeller les harraga comme si on était dans une gare routière, shab Chlef !”, entendait-on héler. “H” parle aussi de la commune côtière de Mers El-Hadjadj, anciennement Port aux poules, qui enregistre pratiquement chaque jour des départs vers l’Espagne. “Bien que tous les accès aux plages aient été obstrués, les harraga réussissent quand-même à mettre leurs embarcations en mer en les faisant passer par des accès aussi escarpés que des falaises”. Quant aux tarifs pratiqués, il faut payer entre 75 et 90 millions de centimes par personne, parfois plus, pour prétendre embarquer alors qu’il suffisait de débourser quelque 50 millions de centimes pour voyager en Go fast, il y a deux ans de cela. En fait, même en s’acquittant de la somme exigée, on n’est pas toujours assuré de partir dans les délais impartis, car les candidats à l’immigration clandestine doivent s’inscrire sur des listes d’attente. Incroyable mais vrai ! “M”, 25 ans, rencontré au centre-ville d’Oran attend, lui, depuis plus de 25 jours qu’on lui fasse signe.
Une barque échouée sur le sable à Bousfer-Plage. @Liberté
Orphelin de père et de mère, le natif de Fréha, commune située à 31 km à l’est de Tizi Ouzou, dit qu’il a payé 90 millions d’avance un passeur alors que de sérieux doutes commencent à l’assaillir. Il évoque le mauvais temps, le renforcement de la sécurité, l’indisponibilité du bateau comme prétextes trouvés pour le faire patienter. Et ils sont nombreux à se faire avoir à ce jeu, à l’exemple de deux amis de Chlef qui ont payé 80 millions chacun pour la traversée. Actuellement, ils louent un appartement à Aïn Turk, alors qu’ils n’ont plus d’argent pour pouvoir se nourrir. L’afflux de jeunes venus des régions de l’intérieur du pays dans les villes côtières a particulièrement favorisé l’apparition de bandes d’agresseurs qui profitent de leur naïveté et de leur désarroi pour les dépouiller de leur argent. M. nous parle de deux de ses amis qui se sont ainsi fait voler 75 millions chacun, le prix de la traversée. T., un rabatteur de harraga, confirme cette tendance en précisant que beaucoup de jeunes se font arnaquer par de faux passeurs. Néanmoins, si dans l’esprit des gens les harraga sont victimes d’un réseau de trafic d’êtres humains, comme le laissent aussi suggérer les rapports circonstanciels des services de sécurité espagnols ou italiens, dans la réalité les choses sont loin d’être aussi simples. Effectivement, et comme l’exemple de T., bien au fait des arcanes de
ce business, “on n’a pas affaire à une maffia, mais à plusieurs gangs d’Oran et de ses communes côtières, ouled labhar, ainsi que d’autres wilayas. Ce n’est pas tellement organisé comme on l’entend souvent”.
Par ailleurs, on assiste de plus en plus à l’émergence des fameux Go-fast à partir des côtes oranaises qui font la loi dans la Méditerranée. Des traversées en VIP qui se répandent parmi les harraga, qui n’ont plus d’autre alternative que de payer le prix fort pour débarquer en Europe. Les initiés reconnaissent que la “harga” artisanale n’existe plus, elle s’est professionnalisée. “En dessous de 50 millions, il n’y a plus de départ. Il y a eu trop de morts et les gens ne veulent pas risquer leur vie sans un minimum de sécurité”, admet Dj.
Pourtant, il subsiste encore des groupes de jeunes, généralement des enfants d’un même quartier ou partageant des affinités, qui contribuent entre eux pour s’acheter une embarcation de 4,20 m dotée d’un moteur de 40 CV pour tenter la “harga”. “Ils ramassent de quoi leur permettre de payer le boté, l’essence et le moteur, mais ceux-là, une fois en Espagne, ne reviennent pas et se débarrassent du matériel”, explique T., qui affirme que cette manière de procéder “est plus risquée puisque ces embarcations ne sont pas censées transporter plus de huit passagers, alors que parfois on embarque à plus de 15 personnes”. Tous nos interlocuteurs s’accordent à dire que les départs se succèdent à un rythme soutenu, “un minimum de 10 par jour rien que pour Oran quand la mer est calme. On les voit du rivage”, assure T. Il estime en outre que le mauvais temps, qui va durer pendant 15 jours, va ralentir l’activité des passeurs et leur faire perdre de l’argent.
Pas une, mais plusieurs mafias
Comme toutes les organisations criminelles, les gangs des passeurs, ne reculant devant rien, ont besoin d’une logistique huilée qui demande un flux incessant d’argent. De plus, ce créneau crée autour de lui d’autres activités plus ou moins à la frontière de la légalité, quand ils ne sont pas résolument hors la loi. Le marché des bateaux et des moteurs, dont la puissance dépasse les 100 CV, est particulièrement surveillé et réglementé. Se pose alors la question sur la provenance de toutes ces embarcations et de leurs moteurs qui participent à ce trafic. Plusieurs pistes peuvent répondre à cette interrogation, la première étant dans le marché virtuel à travers les sites d’annonces sur Internet. Et ils sont nombreux ces avis de vente de moteurs d’occasion, toutes puissances comprises, et d’embarcations de la part de particuliers qui surfent sur la tendance du moment en gonflant exagérément les prix sans toutefois verser dans l’illégalité. Ces annonces ne sont que la partie visible d’un négoce qui trouve ses racines dans le marché noir. “Les passeurs n’achètent souvent que des moteurs neufs d’au moins 200 CV sans traçabilité pour qu’on ne remonte pas jusqu’à eux”, indique Dj., d’où des numéros de série et d’immatriculation effacés. Il faut savoir que toute transaction pour l’achat ou la vente de moteur de bateau entre particuliers doit passer par les gardes-côtes, où un formulaire est rempli avant d’être notifié chez un notaire puis visé une deuxième fois par les gardes-côtes. “Les réseaux activant dans l’importation frauduleuse des puissants moteurs de Go-fast gagnent plus d’argent que les passeurs eux-mêmes sans prendre autant de risques”, pense encore Dj. Parfois, ce sont des gangs de passeurs qui passent à l’action pour voler le matériel de leurs concurrents. “De temps en temps, des agressions sont perpétrées en pleine mer ou près des côtes par des membres de gangs de passeurs qui attaquent des embarcations qui reviennent d’Espagne à vide pour leur voler leurs moteurs”, explique T.
Les prix ont explosé ces deux dernières années, à l’image des 250-300 CV qui font entre 800 et 900 millions de centimes l’unité. Le moteur de 40 CV, vendu auparavant 70 millions, frise maintenant les 110 millions de centimes. Les marques les plus demandées par ces réseaux sont les moteurs 4 temps Yamaha, Honda et Mercury. L’autre volet concerne le marché des GPS, interdit, lui, en Algérie. Des ventes au noir qui expliquent la courbe croissante des prix. Ainsi, un GPS Etrex 10, tout ce qu’il y a de basique, qui faisait 19 000 DA, se vend entre 45 000 et 50 000 DA et la facture peut augmenter jusqu’à 15 ou 20 millions de centimes, en fonction de la qualité et des performances du système de positionnement par satellite.
Outre les “taxis”, des gens sont spécialisés dans l’acheminement du carburant alors que d’autres sont payés pour héberger des harraga ou pour louer leurs garages à bateaux afin d’abriter les Go-fast en attente de leurs passagers. “Un loyer qui avoisinerait les 100 millions de centimes”, selon Dj. Les affaires sont tellement juteuses que des Algériens, installés en Espagne, n’hésitent plus à rentrer au pays pour embarquer leurs compatriotes. Si le passeur ne gagne que 50 millions lors de son premier voyage après déduction de tous les frais inhérents (200 millions pour le guide et son second, le prix du moteur et de l’embarcation), le profit réside dans les voyages suivants, lors desquels ils peuvent toucher 500 millions de centimes nets par traversée. Par beau temps, ces réseaux peuvent assurer deux à trois voyages par jour.
@ Liberté
L’autre visage hideux de ces traversées en mer est la disparition des harraga en mer. Ils sont légion ceux qui partent à bord d’embarcations munies de moteurs peu puissants ; les plus chevronnés peuvent également être victimes d’une mer traîtresse. “Bezaf”, renchérit T., qui raconte que deux de ses amis les plus proches, le guide et son “secundo” ont disparu au retour d’Espagne après avoir débarqué des harraga. “L’un des deux a envoyé un message pour annoncer l’imminence de son arrivée. Depuis, on n’a plus de nouvelles d’eux. Aucune trace de leurs corps ou de l’embarcation, pourtant un 5,20 m muni d’un moteur de 115 CV.” La disparition des harraga reste un sujet extrêmement préoccupant pour leurs familles et amis. Presque tabou, il n’est pourtant jamais ouvertement évoqué par les acteurs de cette tragédie, et les proches se retrouvent souvent seuls et désemparés face à ces nouvelles. Le Centre international pour l’identification de migrants disparus (CIPIMD) a mis dernièrement en ligne sur sa page Facebook un formulaire à remplir pour les familles des harraga disparus en mer. Ainsi, il leur est demandé “en urgence” de renvoyer ces formulaires accompagnés de la photocopie de la carte d’identité de la personne recherchée, ainsi que celle de ses parents. Pour rappel, en un seul week-end de ce mois, plus d’une cinquantaine de harraga algériens ont été portés disparus en tentant de rejoindre l’Espagne. Entre autres informations, il est demandé l’affiliation du disparu, le lien de parenté de ceux qui le recherchent, la date et l’heure de départ, ainsi que la ville de départ. Le nombre de personnes à bord, la description physique de la personne disparue et les vêtements qu’elle portait font également partie des indications demandées.
Réalisé par : Saïd OUSSAD