Chronique littéraire de BENAOUDA LEBDAI
Aïzer, un enfant dans la guerre est un récit autobiographique que j’ai rarement lu en littérature algérienne. Le texte de Mohamed Sari est dénué d’artifice, empreint de sincérité. Pour ces raisons je partage avec vous mon analyse de ce texte touchant et dur, tendre et tragique, sensible et ardu à la fois. Ce texte fort dévoile une part intime de l’auteur, de sa famille et de son environnement géographique qui est la région de Cherchell. Avec subtilité en termes d’écriture, on est invité à entrer dans la famille et dans son histoire personnelle qui se mêle à la grande histoire, celle de la guerre de Libération du colonialisme. La mémoire, comme l’analyse Paul Ricœur, est aléatoire et peut être sélective.
L’autobiographie de l’enfance de Mohamed Sari est construite avec originalité car il s’appuie, certes, sur sa propre mémoire, avec des bribes de souvenirs tendres relatant sa relation avec sa mère et son père, mais il s’appuie sur la mémoire de ses parents, sur la mémoire de son oncle et celle de son cousin. Mohamed Sari explique avec honnêteté dès l’incipit les sources de sa mémoire : “Je ne sais pas si ce que je vous raconte là (…) est tiré de ma mémoire ou s’il s’agit d’un mélange où s’enchevêtrent les récits sans fin de ma mère, mais aussi ceux de ma grand-mère et de mes tantes.” Dans ce milieu de paysans algériens, l’oralité a toute sa place, et le monde de son enfance est celui des femmes de la famille qui l’entourent quand les hommes sont aux champs ou en prison durant la guerre. Les récits sont ceux de sa famille, des voisins, qui sont répétés avec, à chaque fois, des variantes. Toutes les versions sont synthétisées et forment la mémoire de l’auteur. Mohamed Sari raconte les déchirures et les souffrances que sa famille a endurées du côté du Mont Chenoua à cause d’une guerre violente. La mémoire est reconstituée et déroulée à travers les chapitres qui s’intitulent “La mère”, “Le père”, “Le cousin Dader” et les lieux qui évoquent les moments-clés de l’histoire de la famille et de la guerre. L’écrivain évoque avec une infinie tendresse l’image de sa mère, une femme forte dans le malheur et la lutte contre les soldats et leurs supplétifs arabes. L’adulte se remémore les rares instants de bonheur que la période de la guerre lui a permis de vivre avec sa mère, son père, ses cousins. Une grande misère est dépeinte grâce à la mémoire qui n’oublie pas, et ce qui ressort, c’est l’ingéniosité des femmes qui faisaient en sorte que leurs enfants mangent à leur faim. À ce propos, Mohamed Sari évoque avec une infinie tendresse sa mère qui tenait à ce que son fils ait toujours chaud, au point où les femmes du douar lui reprochaient de vouloir l’élever comme un “roumi”, ne lui permettant pas d’être comme les autres enfants, courant pieds nus, à la dure. Mohamed Sari dit le traumatisme des paysans lorsqu’ils furent forcés de quitter la terre de leurs ancêtres, leur douar, pour être regroupés dans un camp entouré de barbelés. Les militaires français voulaient les couper des “rebelles”, des moudjahidine, afin que ces derniers soient isolés. Le déplacement de tout le douar est resté gravé dans la mémoire de l’enfant Mohamed : “Le jour de l’exode, nous avions été contraints de traverser l’oued, tarabustés par les soldats français qui pullulaient aux alentours, appuyés par des avions qui bombardaient notre douar.” La misère et la précarité se sont accentuées suite à cet “exode collectif forcé”. Les soldats français n’ont jamais su que son père continuait à aider les moudjahidine même dans ce campement de regroupement appelé “lassas”.
Les maquisards y entraient malgré les barbelés, pour tenir des réunions, se soigner, se ravitailler et retourner ensuite vers les casemates : “Les Français avaient cru qu’en nous regroupant dans des camps bien gardés, loin des montagnes et des forêts, ils allaient isoler les maquisards (…) Ils avaient sous-estimé nos capacités de résistance et d’adaptation, et insulté à notre intelligence.” Les malheurs vécus par la population rurale sont amplement décrits. Les chapitres consacrés à son père sont les plus durs à lire, car il y raconte le rôle de liaison qu’il a joué au détriment de sa vie. Dénoncé par des traîtres, les soldats français envahirent le ‘gourbi’ et avaient tout saccagé, avec l’aide des harkis : “Ils avaient tout mis sens dessus dessous, cassé la vaisselle, vidé les armoires, les coffres en bois, secoué le toit en paille (…) enfonçaient les baïonnettes dans les sacs de grains.” Le père fut emprisonné, torturé et envoyé dans le camp de Paul Cazelles. Il se remémore combien les harkis étaient les plus cruels : “C’étaient surtout les soldats arabes qui excellaient dans les insultes les plus ordurières, les menaces, les chantages.” La mémoire la plus douloureuse est celle qui décrit les tortures subies pour le forcer à donner les noms des maquisards, à dévoiler l’organisation militaire des “rebelles”. Henri Alleg dénonça la torture en Algérie dans son ouvrage La Question. L’autobiographie de Mohamed Sari dépeint dans le détail les tortures les plus atroces subies par le père dans les geôles : “J’ai été incarcéré au Secteur, camp de sinistre réputation. Là-bas on me faisait subir les tortures les plus atroces”, la gégène, les électrodes dans les parties intimes, les eaux usées dans lesquelles sa tête était plongée, la torture de la baignoire, les coups de poing au visage et toutes les parties du corps, l’enfermement dans un trou noir où les odeurs nauséabondes l’empêchaient de dormir, avec toutes sortes de bêtes qui couraient sur son corps, la torture de la lampe allumée durant des nuits entières, les menaces sur la famille. Évanouissements, perte de mémoire, folie. Toutes ces souffrances n’ont nullement entamé la volonté du père, qui a toujours nié toute relation avec les maquisards. De longues pages décrivent l’horreur subie par les prisonniers, dont les cris stridents étaient entendus toutes les nuits, provenant d’autres cellules. Plus tard, les charniers furent découverts autour des centres de torture. La force mentale des Algériens pour sauver la révolution est centrale dans cette autobiographie. L’horreur vécue durant la guerre est un trauma chez cet enfant dans la guerre. Le récit est émouvant, car Mohamed Sari a dévoilé l’intimité de sa propre famille. Au-delà des horreurs du système colonial, au-delà des traumas vécus, l’amour de parents aimants malgré la guerre transparaît à chaque page de cette mémoire de guerre dépeinte avec une vérité crue. La lutte pour une vie meilleure, pour la liberté, pour l’indépendance fut l’objectif d’une nation algérienne debout.
Mohamed Sari, Aïzer, un enfant dans
la guerre, Alger, Barzakh, 2018.