Par : Kamel DAOUD
Écrivain
Pourquoi un match de foot de l’équipe nationale est presque une religion pour nous ? Pourquoi est-ce comme renaître que de lancer un ballon dans un filet ? Parce que rien n’est caché dans cet univers simple : on connaît le nom de l’entraîneur, celui de l’arbitre même si on ne l’aime pas, ceux des joueurs. Le terrain de foot est un pays clairement délimité, avec un drapeau sur la peau, un champ de concurrences où tout se joue avec/sous le soleil (ou des projecteurs) comme ballon. Cela se fait sous le regard de tous, vu de tous les côtés, contrairement à un dépouillement d’urnes ou un consensus de clans ou une manipulation numérique des contestations. Le soleil y est à la verticale.
Un match de foot de l’EN est le pays entier, sans le culte ni l’effet écran d’un maquis. On peut bien sûr tricher, acheter un match ou des joueurs ou un arbitre, mais rarement quand il s’agit de matchs internationaux où l’Algérie joue comme un muscle du cœur. Car justement, c’est ce qui provoque la passion des foules et la motive inconsciemment : on sait pour une fois ce que fait un pays — même le temps d’un match — où il se trouve, de qui il est composé et quel est le but du pays entier : le filet adverse.
La sélection des joueurs ne se fait pas selon des lois trop obscures ou sclérosées : c’est d’abord le muscle, le poumon, la tête, le réflexe et l’endurance. Ce que ne possèdent ni les vétérans, ni les politiques, ni les opposants, ni les historiens, ni de nombreux démocrates en chef. Les joueurs y sont jeunes, comme le pays et contrairement à son régime. Ici, dans le rectangle vert, la démocratie n’est pas l’égalité mais l’agilité ; elle est tracée en blanc aux touches et les règles sont strictes et universelles. Cette clarté qui sied aux lois du monde et promet de distinguer le joueur de l’apparatchik, le discours d’un coup franc. L’adversité n’est pas criminalisée mais déjouée, analysée, vaincue ou subie. Le pays adverse n’est pas coupable de tous nos maux mais seulement pays joueur, concurrent. Quand on tire c’est pour gagner, pas pour tuer. Quand on fête, on fête un but, pas un but qui remonte à 1954. Quand on rate, on s’attriste mais on rejoue, on ne prend pas la mer ou la rue ou la voie du déni. Quand on veut marquer, on frappe, on ne clique pas.
Quand on veut prendre le pouvoir, on joue le jeu, on ne demande pas à l’équipe adverse de dégager le terrain. On ne répète pas : “Je ne joue pas si ce n’est pas mon ballon à moi.”
Le match de foot fait que l’espace mental du pays, généralement trouble, réduit à la vanité ou à une crise d’huile, pays à moitié volé ou à moitié mal stationné, existe, est cohérent, transparent, avec des lois transparentes et des visages admirés. C’est l’absolue souveraineté de la lumière et la transparence immédiate des règles du jeu qui font adorer, peut-être, ce sport comme s’il était une sublimation, un rêve collectif. Ou peut-être que, contrairement à l’Algérie depuis les biens vacants, dans ce jeu on ne doit rien toucher de la main, prendre avec la main...
Une piste de réflexion : le foot impose une règle qui n’est pas celle du confort, une prouesse qui est contraire aux premiers réflexes de l’homme : la préhension, prendre, garder, cacher et subtiliser. Ici, le jeu c’est de passer le ballon, le donner, le partager, le récupérer pour le faire passer. Le contraire de l’Algérie qui ne joue pas. Mais cela ne suffit pas. Il faut encore creuser cette passion.
Pourquoi l’Algérie est unie, indivisible, passionnée et enthousiasme dans 10 800 m2 et ne l’est pas dans 2 381 741 km2 ? Trop d’espace est-il mauvais pour la discipline et l’efficacité ? Le pays devrait être un stade et ne l’est pas ? On n’a pas un ballon aux normes dans la tête ? Mais n’a-t-on pas vu des dictatures plus féroces sur les îles qu’en continent ? Est-ce que le match passionne à cause de la limite du temps impartie ? Peut-être : sachant qu’on va gagner ou perdre dans un créneau précis, on s’y astreint.
On sait que l’éternité est une illusion pour les nations qui s’en réclament, et si l’Algérie a peut-être existé avant la colonisation, cela ne garantit pas son existence dans dix ou vingt ans. Un match, c’est alors l’éternité moins la vanité. Mais les autres sports ? Rameurs ? Escrime ? Handball ? Équitation ? Rien n’y fait : il s’agit de sports et le football est une religion où les dieux ont des pieds et les fidèles ont des mains.
Et pour des pays d’opacité, la transparence d’un match de foot, ses lois, ses temps, ses joueurs qui jouent avec leur corps entier, c’est une belle thérapie nationale. Conclusion ? L’Algérie existe quand elle est délimitée, joue clairement, dans un champ circonscrit, avec des visages connus et sous la direction d’un entraîneur énergique et surtout avec pour but des buts. C’est un endroit, même lointain et inaccessible, où la vie d’un groupe a un sens et où l’on peut se distinguer par son talent. C’est un endroit qui unit sans écraser le talent individuel. Une démocratie de la prouesse.
Une équipe nationale est donc une illusion, mais aussi un contrepoids. C’est un pays qui fait oublier le pays. Avoir le ballon, c’est la terre ronde à ses pieds et gagner un match, c’est net comme autrefois une indépendance. Alors oui, on aime y croire. Car ce pays manque de but, pas de terrain.