De : Rabeh Sebaa
Arcatures sociologiques
“Dans la féminité, il existe une part de divinité.” (Ibn El-Arabi)
Une société qui se voile la face devant les reflets de son propre miroir. Qui lui renvoie l’image d’autres phénomènes, qu’on désigne tous avec une lourde péjoration. Comme la prostitution, la pédophilie, l’inceste ou le viol. Mais ce sont, paradoxalement, les victimes de ces tragédies qui sont les seules désignées du doigt.
Un phénomène à la fois sociologique, social et sociétal. Et non moral. Il nous faut, à présent, apprendre à le regarder comme tel. Apprendre à cerner ses ressorts et ses fondements. Ses origines et ses soubassements. Comprendre les raisons de son accroissement. Déconstruire également les insanités polluant ses prétendus éclaircissements, ses présomptueuses explications et ses prétentieuses interprétations. Au commencement, le désarroi abyssal de toutes ces familles démunies. Des familles qui se retrouvent sans la moindre ressource matérielle et morale. Et sans l’ombre de la moindre espérance. Ces familles disloquées par les bourrasques répétées de la violence. Par les affres de l’alcoolisme et les gouffres vertigineux de l’ignorance. Poussant les enfants à composer avec tous les aléas brumeux de la vie et à titiller les traquenards fumeux de ce qui leur tient lieu d’existence. Là où les guette ce mal-être insidieux habitant l’horizon de la plupart des jeunes Algériens. Parmi lesquels les filles sont toujours les premières à succomber. Inéluctablement et impitoyablement. Les premières fragilisées.
Les premières traquées. Les premières broyées par les aberrations d’une morale en haillons. Une morale qui tombe en ruines tout en s’agrippant de toutes ses griffes au socle visqueux des remontrances, des réprobations, des jugements et des admonestations. Brandies pour voiler les yeux vaporeux de la société. Avant de les dissoudre dans les eaux glacées de l'innommé. Tout en autorisant de tristes individus à en faire leur exutoire favori. Proférant injures et insanités à l’endroit de femmes qui portent leur détresse sur leur front flétri et leur amertume dans leur regard profondément blessé. Toutes ces femmes qui n’ont guère choisi d’être à la merci de libidineux déboussolés. Les premiers à leur cracher sur le corps, une fois leur bestialité engourdie. Toutes ces femmes qui marchandent leurs corps fanés sont des victimes expiatoires. Les souffre-douleur de sexualités désaxées. De libidos désorientées et d’appétences détraquées. Mais elles sont les premières à être montrées du doigt.
Comme ce fameux patient désigné, comme disent les théoriciens du système, c’est-à-dire celui qui est à l’origine de la rupture de l’homéostasie. De la cohésion d’un groupe et de la cohérence de son hypocrisie. Celle qui empêche son harmonie de se briser. Mais tout le monde le sait, ces pauvres femmes ne brisent rien du tout. C’est plutôt elles qu’on brise. Pour quelques maigres pièces de monnaie grise. Tout en les enfermant dans le pâle euphémisme de prostitution. Un mot qui écorche la peau à une morale surannée. Une morale qui honnit les mots qui lui brûlent les lèvres. Refusant obstinément de les prononcer. Comme l’inceste qui sévit en silence, tout en imposant sa violence inouie dans de nombreuses familles en apparence équilibrées. Des familles qui croient, qui prient et qui trichent à longueur d’année. Ou encore la pédophilie, qui a dépassé les limites du cercle familial ou scolaire pour gagner la rue. Avec tous ces enfants qui trimballent des paquets de mouchoirs rabougris toute la journée. Et qui sont à la portée de prédateurs invétérés. Sans oublier les viols qui se terminent, souvent, par des féminicides et sont traités comme d’insignifiants faits divers. Des faits sur lesquels on évite de s’attarder.
Pédophilie, inceste, prostitution et viol sévissent à foison depuis des lustres et prennent de l’ampleur dans une indifférence qui donne le tournis. Ils s’étalent, à présent, à ciel ouvert. Et à bouche fermée. Car ils ont toujours été tus, niés, récusés, refusés et scotomisés. Comme continuent de l’être le drame des malades du sida, la tragédie des sans-abri au cœur de l’hiver ou le calvaire des innombrables filles-mères. Tous laissés à leur insondable misère. Aux affres solitaires de leur impénétrable cauchemar. Ignorés par une société et des pouvoirs publics qui se mirent dans leur nombril. Pour préserver on ne sait quel équilibre. Pour dédouaner on ne sait quelles traditions. Et pour sauver on ne sait quel honneur.
Une société qui cultive l’esquive, les contournements, les ricochets, les biais et les travers. Et qui a le culte des chuchotements étouffés et des susurrements avalés. Car tout le monde est au courant. Tout le monde connaît l’étendue des drames. Mais tout le monde fait semblant de les ignorer. Tout le monde se tait. Tout le monde regarde ailleurs. Ou alors obliquement et lubriquement. Tout en feignant de ne rien voir. Un condensé d’hypocrisie sourde qui habite durablement les sinuosités des rapports au sein des familles, dans les relations professionnelles et dans les échanges en société.
Tous ces phénomènes sociétaux, et d'autres encore, continuent à se développer vertigineusement, faisant de plus en plus de victimes indignement abandonnées. Notamment ces garçons et ces filles à peine pubères. Poussés brutalement dans les bras râpeux de la prostitution. Traumatisés par les violences, les attouchements et les déchirements à l’intérieur des familles. Puis achevés par les griffes acérées de la rue, où ils croisent immanquablement celles qui les invitent à les rejoindre dans les méandres de l’abîme. Ces travailleuses du sexe désignées par l’euphémisme de “plus vieux métier du monde”. Ce qui n’enlève strictement rien à la détresse de celles qui sont contraintes de l’exercer. Souvent dans des conditions abominables. Elles sont de plus en plus jeunes et de plus en plus nombreuses à tomber dans les bras rugueux de cette funeste déchéance.
A s’engouffrer dans les dédales inextricables de cette pernicieuse décadence. Les enfonçant dans les marécages bourbeux des réseaux et les rets touffus du proxénétisme fangeux. Encore un mot banni de la sémantique de la chape moralisante. Comme si la négation du mot suffisait à éradiquer le contenu. Par la prestidigitation du déni. Mais toutes les filles qui le subissent le savent. Ces filles qui vont grossir la cohorte de celles qui peuplent les bouibouis sordides. Où elles sont, parfois, plus nombreuses que les libidineux qui rôdent autour de ces sphères puant le soufre.
Et il y a toutes les “volantes”, comme on les appelle. Celles qui turbinent dehors. Toutes celles qui se crèvent à attendre dans des coins sombres. Celles qui habitent l’obscurité. Jour et nuit. Celles qui s’exposent aux bassesses et aux abjections de tous les frustrés. Souvent, ça se termine mal d’ailleurs. Mais elles sont tout de suite prêtes à recommencer. Elles n’ont pas le choix. Beaucoup le font pour manger ou pour nourrir une famille entière, qu’une destinée mal lunée leur a subrepticement fourguée. Elles portent leur fatum en bandoulière. Obligées d’affronter le moralisme insane qui agite machistement les tripes noueuses de ce qui leur tient lieu de société.
Une société qui se voile la face devant les reflets de son propre miroir. Qui lui renvoie l’image d’autres phénomènes, qu’on désigne tous avec une lourde péjoration. Comme la prostitution, la pédophilie, l’inceste ou le viol. Mais ce sont, paradoxalement, les victimes de ces tragédies qui sont les seules désignées du doigt. Rejetées ou insultées. Souvent tapageusement excommuniées. Elles sont niées. Souvent agressées ou sérieusement blessées. Celles qui ont osé transgresser l’établi moral. L’ordre de l’hypocrisie et de toutes les fausses vertus. Ce sont celles qui ont failli. Les dissidentes de la conjugalité conventionnelle et codifiée. Elles sont maudites, même quand ces filles ont été violées. Même quand ces filles ont été trompées puis abandonnées. Des filles toutes en déchirures.
Des créatures en meurtrissures. Toutes ces filles que l’égoïsme et la lâcheté des hommes ont transformé en cassures. Avant de les éparpiller dans les abysses de l’opprobre, de la honte, de l’infamie et dans les bras barbelés de l’ignominie. Alors que ces mêmes fiers qui les souillent se pavanent en bombant le torse. Se vantant de leur exploit. L’exploit de salir. L’exploit de trahir. L’exploit de fuir. Tous ces souillons que la société absout par virilisme. Par machisme. Déversant sur leurs proies meurtries tout son fiel. Marquant au fer rouge tous ces corps frêles, déjà grêlés de griffures, de césures et de muettes blessures. Qui feront d’elles les porteuses aphones d’indicibles brisures.
C’est aussi ça, l’inceste. C’est aussi ça, la pédophilie. C’est aussi ça, la prostitution. C’est aussi ça, le viol. Des déshumanités refoulées, qui habitent les pulsations étranglées d’une société aux repères déboussolés. Une société au moralisme frileux et irrévocablement ébranlé.