Chroniques

Du combatif au commémoratif pour l’autopsie d’une péripétie

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Rabeh SEBAA Publié 19 Mars 2022 à 18:57

CHRONIQUE De : RABEH SEBAA

“C’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’introduis le cycle de ma liberté.” Frantz Fanon

Toutes ces femmes et ces hommes qui ont survécu à toutes les infamies et à toutes les ignominies. Durant six décennies ébourgeonnées. Où ils ont donné le plus clair de leur vie à leur pays.

Six décennies aujourd’hui. Jour pour jour. Et plusieurs ombres grises planent encore sur la tête de cette balise embrouillée. Une balise historique obstinément controversée. Accords de paix, cessez-le-feu, fin de la guerre, liberté retrouvée. Ou encore l’annonce enthousiaste et réjouie de l’indépendance enfin recouvrée. Mais aussi et surtout les prémisses hasardeuses annonçant la fameuse et mémorable crise d’été. Cette discorde d’été ou l’été de la discorde, comme dirait Ania Francos, qui en décrit les dessous violents dans La Blanche et la Rouge, un roman historique toujours d’actualité. Appelée également crise des wilayas, cette vigoureuse et profonde discorde entre des couples malheureux, devenus antinomiques. Notamment le couple intérieur-extérieur et le couple civil-militaire. Ce dernier couple est d’ailleurs toujours en ardeur, comme l’a rappelé récemment, et avec insistance, le mouvement citoyen de février. Une crise pour le pouvoir. 

Une crise pour la suprématie et pour l’hégémonie dont les empreintes indélébiles sont encore perceptibles aujourd’hui. Une crise qui va écarter les uns et asseoir durablement le pouvoir des autres. Un clan contre un autre. Un clan du nom d’une ville d’un pays voisin, opposé à un clan au nom d’une région ou d’une wilaya. Et puis d’autres clans contre plusieurs clans. Des clans anciens, des clans nouveaux et des clans entre les deux. Réinstaurant entre eux et à l’intérieur de leurs ambitions une nouvelle ligne Challe et une nouvelle ligne Morice de triste mémoire. Des frontières infranchissables entre clans. La notion de clan n’a d’ailleurs plus quitté, depuis, le champ sémantico-politique en Algérie. La longévité de son usage est ainsi assez étonnante, quand on connaît son origine étymologique. Du gaélique écossais clann, qui signifie descendance, famille et issu du latin planta, signifiant rejeton. Ce qui peut être, parfois, fort à propos dans certaines situations fréquentes chez nous. Élargi par la suite à l’ethnologie pour signifier tribu, famille élargie ou ensemble de familles liées par une proximité. Avant de se fixer sur le sens de coterie sociale ou politique. Coterie qui signifie groupe restreint, caste ou chapelle. Et c’est sous ce sens récent de coterie que s’est imposé et perpétué un clan au détriment d’un autre en Algérie. Depuis ce mois de mars contrarié. Un clan qui a sévi depuis six décennies brouillées. Habitées par le spectre d’une légitimité historique longtemps sacralisée. Une légitimité, continument et profusément brandie comme l’emblème et le rempart inexpugnable d’un système verrouillé. Un système qui n’arrête pas de renaître de ses cendres. De ses décombres et de ses encombres. Un système construit sur les vestiges d’une discorde sanguinolente. Sans la moindre mauvaise conscience. Et comme le dit si bien Goethe, une mauvaise conscience apprivoisée est pire que la mort. La mort, c’est aussi quand on vide la plupart des dates symboliques de leur sens. 

Quand elles sont réduites à de pâles officialités. Ou jetées dans la trappe maussade des mémorialités. Tant et si bien qu’elles finissent dans l’escarcelle rongeuse de l’oubli ou dans la cartouchière spongieuse des faux alibis. Bien que les Algériens se souviennent. Ils se souviennent de toutes ces dates à leur manière. Notamment ceux qui sont nés quelques années avant l’indépendance. Et qui ont vécu toutes ces décennies tourmentées. Des décennies qui ressemblent, chacune, à des vies entières. 

Ils ont d’abord connu les terreurs et les humiliations coloniales. Ils ont connu la peur, les privations, les vexations et les mortifications. Des offenses qui balisent encore les recoins de leur mémoire blessée. Ils connurent ensuite l’euphorie de la liberté retrouvée. Les fêtes ininterrompues et la liesse populaire. L’enthousiasme de la fraternité contagieuse et l’exaltation spontanée de la communion joyeuse durant tout le mois de juillet.

En ce temps, le monde entier buvait aux sources des valeurs d’humanité et de générosité. Et c’est tout naturellement qu’ils vécurent, eux aussi, la période d’expérimentation et d’institutionnalisation du partage communautaire. Vite engluée dans un semblant de socialisme bureaucratisé à outrance. Un socialisme décharné. Qui devait se révéler comme un système intrinsèquement perverti, par les vers pernicieux qui le rongeaient voracement de l’intérieur. Une période qui céda, tout aussi naturellement, la place à la fameuse décennie noire. Où on laissa toutes les portes ouvertes au démantèlement des fondements de la société. Puis à la banalisation de tous les desseins noirs. C’est ainsi qu’une idéologie sinistre pointa agressivement du nez. En brandissant sa bannière pour le triomphe de l’obscurcissement.

Pour une décennie de sombres vacillements. Une décennie de sang et de cendres. Qui céda, ensuite, la place à une déferlante bazardante, euphémiquement dénommée économie de marché. Elle débarqua avec son lot de compressions, de suicides, de dépression et d’exclusion. Se propageant comme une insidieuse gangrène dans le corps exténué d’une Algérie angoissée et suppliciée. Et qui empoisonne, encore, la quotidienneté de tous ces Algériens qui répandent inlassablement de la dignité sur le nom terni de leur pays.

Pendant six décennies. Et à chacune de ces six décennies correspond une quête sociale particulière ou particularisée. Une quête inquiète que les conditions historiques et politique contribuèrent sans doute à façonner, à occulter ou à oppresser. Rarement à lire et à expliciter. Les années soixante se caractérisent, comme on l’a précisé plus haut, par les grandes liesses populaires de la liberté retrouvée. Magnifiée par les fêtes et la fierté nationales mais consacrant également la sourde perplexité devant l’accès de plain-pied dans la responsabilité historique du droit aux problèmes, comme dirait Jacques Berque. Problèmes qui, pour certains d’entre eux, demeurent, jusqu’à présent, encore entiers. Des problèmes qui n’ont rien perdu de leur acuité et qui éclairent, par bien des aspects, le sens du désarroi social d’aujourd’hui.

La décennie suivante reste dans l’imaginaire collectif comme celle de la construction forcenée et non désirée d’une société égalitaire incarnant l’aboutissement d’un grand dessin communautaire soigneusement assorti d’un épais déficit de libertés individuelles. Libertés dissoutes ou diluées dans le glacis du bureaucratisme public, corollaire d’un secteur économique étatique. 

Ce dernier considéré comme substrat de la Liberté publique, elle-même définie comme étant la somme des libertés individuelles contrôlées. Mais comme les conditions d’une réflexion sur la vie publique étaient inscrites dans les conditions publiques de cette réflexion, le glacis prenait de plus nettement l’allure d’une glaciation. Une glaciation dans laquelle toute velléité de contestation sociale du pouvoir politique, issu de la discorde, revêtait la forme d’une scandaleuse profanation. C’est peut-être pour cela que la décennie suivante, celle des années quatre-vingt, fut considérée, à ses débuts tout au moins, comme celle de la liberté d’expression partiellement retrouvée, le régime politique paraissant plus libéral ou moins oppressif que le précédent. La liberté de s’exprimer se confondit vite avec la liberté d’accéder individuellement à une parcelle personnalisée de bien-être. 

Annonçant ainsi l’échec du modèle de redistribution et par la suite du modèle économique tout entier qui consacra la faillite du régime politique. Échec dont la forme d’expression politique la plus violente s’incarna dans l’enflammement populaire généralisé sous forme d’émeutes, qui va inaugurer la nouvelle décennie qu’on prit vite l’habitude de désigner par celle de la transition démocratique, de la démocratisation ou encore de la rupture. Mais quelle rupture ? Vers quelle transition démocratique ? Pour quelle démocratie ? Des questions qui demeurent toujours pendantes. Et qui redoublent d’inquiétude ces dernières années. Les Algériens n’arrêtent pas de se les poser. Ces Algériens qui ont battu le record de patience et d’endurance. Par ce qu’ils ont l’Algérie au cœur. Et ils l’ont largement exprimé à la fin de la dernière décennie, en battant le pavé durant deux années exaltées. Avant qu’une ahurissante pandémie ne vienne briser la ferveur de cet élan indigné.

Inaugurant une nouvelle décennie d’incertitudes et d’inquiétudes partagées. Mais c’est grâce à cette persévérance entêtée que des générations entières ont continué à vivre, à aimer et à rêver. Toutes ces femmes et ces hommes qui ont survécu à toutes les infamies et à toutes les ignominies. Durant six décennies ébourgeonnées. Où ils ont donné le plus clair de leur vie à leur pays. Toutes celles et tous ceux qui n’ont ni terrains détournés à construire, ni affaires obscures à conduire, ni relations douteuses à entretenir. Ils ne sont d’aucun parti. Ils n’appartiennent à aucune secte. Ils ne font partie d’aucun clan. Ils ne sont d’aucune cour. Ils ne font partie d’aucun cercle. Ni d’un quelconque carré d’ailleurs. Ils n’ont que leur pays pour horizon. Un peu comme leur destinée. Ce pays où ils continuent à élever leurs enfants dans une sobre générosité. Ils gagnent juste de quoi les nourrir. Parfois même pas. Ils ont constamment un pied en enfer. Et un œil sur l’ardoise qui attend la fin du mois quelque part. Ils sont tous retraités ou sur le point de l’être, ces enfants de l’indépendance. D’autres sont déjà déclassés depuis longtemps. Promis aux griffes de la marge. Après avoir été rageusement exploités. 

Ils ont été cadres ou ouvriers. Dockers, enseignants, postiers, agriculteurs, militaires, infirmiers ou éboueurs. Ce sont eux qui ont fait l’Algérie. Tous les jours. Jour après jour. Durant six décennies deboussolées. Loyalement. Humblement. Honnêtement. Toutes ces travailleuses et tous ces travailleurs qui ont l’Algérie au fond de leur être. Bien au chaud. Et pour toujours. Tous ces Algériens méritent de la considération. Plusieurs fois par jour. Sans les ombrelles de mars ou de juillet. Toutes ces femmes sublimes qui donnent sens à notre désir d’éternité. Tous ces hommes fiers qui n’ont jamais appris à se vendre, à ramper ou à renoncer. Toutes ces femmes et tous ces hommes dignes qui font cette Algérie où les arcs-en-ciel renaissent perpétuellement au creux de l’incandescence des brasiers. 

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