Par : Kamel DAOUD
ÉCRIVAIN
“Je suis heureux pour toi car tu as enfin un visa vers l’Algérie ! Je suis heureux, je peux l’écrire, tu auras une belle occasion de vivre une expérience étonnante d’être un fantôme et de combler le blanc de mes silences quand tu m’interrogeais, à Paris, sur l’Algérie. Car comment dessiner un visage quand il vous tourne le dos ? Pour une fois, tu vas saisir cette part intraduisible, le sens de mon agacement quand mes explications s’embrouillaient et retombaient dans le ricanement. Tu vas visiter un musée invraisemblable, peuplé de morts bavards et de vivants muets, les deux se bousculant pour occuper le même présentoir trop petit. Tu vas comprendre que chez nous, la guerre ne peut pas finir sans nous tuer tous d’ennui et que la politique, c’est un suicide mutuel, ou une passion pour la médisance.
“Mais d’abord, je devrais peut-être te faire prendre certaines précautions. Tu n’as pas cette prétention, je le sais, mais beaucoup croient, en France, connaître ce pays qui habite à côté, derrière l’aéroport, Marseille, ou la bataille d’Alger. L’effet de mémoire ophtalmique ou des banlieues ou des archives ou des colères. Un voisin derrière ses fenêtres depuis vingt ans, dans le même quartier, que l’on croise tous les jours, qui sourit ou hoche la tête et dont on ne sait rien au-delà des clauses de ses habitudes. Comme si un Algérien n’était qu’un Français vu de dos. On croit le connaître seulement, par illusion de la mémoire ou par paresse.
“Si tu arrives ici finalement, peut-être que mon premier conseil est déjà surprenant pour toi : cache ta joie, mais soupçonne les apparences, systématiquement. L’Algérie aime la clandestinité comme l’amour aime la reptation et la discrétion. Plus encore, ne touche à rien, ne déplace aucun objet. Observe les règles d’un vrai musée. Ne prends pas de photo, parle à voix basse et aie l’air contrit par ta vie antérieure. Je t’expliquerai !
“Une vieille loi chez nous, Cher Ami, est que quand on est arabophone dans ce pays, on affectionne généralement d’afficher ses certitudes, et quand on est francophone, on estime que c’est meilleur d’étaler ses doutes. Et dans ce pays, le doute se meurt et avec lui les langues qui le formulaient dans la beauté ou la nuance (la nuance n’était-elle pas la fille aînée du doute ?). Alors, n’essaye pas de lever les doutes ni de douter des certitudes.
“Tu vas sur Alger ? C’est une ville que tout le monde veut posséder en lui parlant de liberté. Le régime comme ceux qui s’y opposent en s’y adossant sans le savoir. Mais quand on la quitte, la ville s’épuise avec la route qui s’amenuise et semble remonter vers les naissances absolues. Alger perd ses rues, prend des chemins de pierre, perd des arbres. Tu noteras que curieusement, chez nous, le bidonville est presque au milieu de l’urbain. Tout autour des grands centres en ruine, tu verras, en quittant la capitale, les immeubles neufs et effrayants de vacuité des nouvelles ‘cités’. Des mouroirs étincelants, debout, numérotés comme des bocaux, laids et flambants. Ces cités ont souvent des noms de martyrs (les morts sont les propriétaires du pays) ou des chiffres d’astéroïdes (cité 3421 logements). Ferme les yeux sur ta surprise et fait semblant de t’ébahir du vieux bâti, pas du neuf car on te soupçonnera. L’essentiel est dans la beauté de ce pays que les visages ne reflètent pas.
Elles ne sont pas laides ces cités, Cher visiteur, mais à cause du vide, elles semblent plus âgées que le pays. Des pétro-villes, pas des bidonvilles. Des casernes, je viens de le comprendre, ravagées par l’oisiveté. Il n’y a rien dedans, pas de loisirs, d’aires de jeux, de cinéma. Tout juste la mosquée et le commissariat et le bureau de poste pour les pensions et les salaires. Notre indépendance ne rêve-t-elle que de toitures, pas de terres ? Les derniers arrivés dans ce long voyage des Algériens vers Alger attendront alors aux abords. Leurs appartements sont encore des carcasses en ciment, des grues lentes.
“Sache aussi que tous les Algériens ont l’impression de revenir vers leur ‘chez-eux’ véritable quand ils quittent la grande ville, d’où ces villes en ruine et sans entretien : elles n’appartiennent à personne de précis. Alger, c’est le faux pays, dit-on. Cette conviction vient d’une croyance déformée que pour être un vrai habitant de cette terre, il faut habiter la terre, pas les villes qui, souvent, étaient des prostituées en pierre, soumises aux envahisseurs, vendues et violées. D’ailleurs, tu vas le voir, même quand on discute ‘entre nous’, on tente sans cesse, chacun, de se réclamer d’un village des origines, pas d’une ville. L’urbanité est entachée de bâtardise. “Et le Français en Algérie ? Des insanités contre Allah en russe ne provoqueront pas autant de scandales que d’écrire aujourd’hui un poème en français dans une école. J’exagère à peine. Donc (garde cette idée), l’Algérie est comme un musée de la décolonisation. Un musée inversé où les œuvres errent, aigries de solitude, cernées de rouille, démodées et entêtées, douloureuses. Cette maladie du remake de la guerre est fascinante. Le musée féroce est cannibale. Un musée qui mangerait chacun de ses visiteurs s’ils ne se font pas passer pour des chefs-d’œuvre et des souvenirs. Il n’y a, chez nous, comme contraire au passé, que la mer. Sa jeunesse est si vive qu’elle fait oublier les martyrs et convertit au bronzage la plus stricte des religions. Si tu veux bien connaître l’Algérie, scrute alors la mer pour connaître nos âges, nos rêves, notre meilleure façon de mourir.
“À propos de ta langue, parle le français sans y prétendre aussi. C’est une langue dont nous usons en attendant de lui trouver un autre nom que le ‘français’. La confusion entre le français et le français est encore mal vécue. Nous partageons même, à mon avis, le mal de cette confusion entre une langue et une divinité et une nationalité. La langue française est autant la France entière que la langue arabe est devenue Dieu lui-même selon les religieux. Ne pas être Français c’est être Arabe, souviens-toi de cela. Et, chez nous, le contraire de la langue française, c’est désormais Dieu, pas seulement les morts. Donc marche sans toucher le sol reconquis, garde le silence et ne t’étonne jamais ouvertement que le temps, ici, s’écoule dans le sens contraire de la vie.Tu as l’occasion de voir un pays absurde et passionnant où l’histoire de ta vie commencera bien avant ta naissance et où la date de ta mort, tout le monde la connaîtra dès que tu diras d’où tu viens. Souviens-toi : même si tu n’as tué personne, tu as déjà tué tout le monde. Courage alors ! Ce n’est pas évident d’être un revenant quand on n’est pas même encore décédé, mais tu es Français, en Algérie, c’est ton sort, une occasion unique de savoir s’il y a une vie après la mort.
“Mais sache aussi que ce pays est beau et que si tes ancêtres (ou pas) y sont venus, c’est parce qu’ils y ont vu une terre à qui chacun peut donner son prénom. Contrairement à nous.”