Par : Kamel daoud
Écrivain
Le 22 février 2019 fut un grand moment d’éveil, de communion, de ferveur et de retour à la dignité. Puis on inventa le Hirak et on se le partagea : Hirak béni, Hirak identitaire, Hirak numérique, Hirak hyper-urbain, Hirak imaginaire et Hirak pour définir le Hirak et juger ceux qui ne sont pas soi. L’auteur de ces lignes n’aima d’ailleurs jamais ce mot : on y devinait déjà la fétichisation, une envie de parade ou une sorte de petite religion esthétique. On sait que le fétiche attire l’illusion et les illusionnistes.
Il produit des gourus, pas de l’avenir. Le “moment” a donc été détourné, comme un fleuve, une crue d’oued, une colère saine. On jugera, se jugera et chacun a droit à son avis. Mais il reste que le mot même maladroit, même un peu puéril, même investi de tous les sens jusqu'au point de signifier à la fois la démocratie et le parti unique, la liberté et le meurtre numérique, une élection présidentielle et la prison, a visé un peu juste au début : c’est un “mouvement”. Un acte du muscle et de l’espace, un déplacement. Il s’opposait à l’immobilité, l’immobilisation, l’état physique de Bouteflika, sa paralysie qui nous paralysa vingt ans. Avant d’être politique, le 22 février a été musculaire. C’était un acte des jambes avant de devenir un clavier pour les mains. Une marche.
De fait, c’est ainsi pour tout le pays, depuis sa naissance et même avant : de longues immobilisations cataleptiques, des arrêts, des suspensions de respiration et de mouvement, puis un mouvement, un déplacement d’air et de gens, une dynamique musculaire, une tentative de réintroduire la physique dans la discipline molle de l’Histoire, la chimie dans la tombe des martyrs. On marche, on renverse, on réordonne, on espère, on casse et on crie. Cela dure une semaine, un mois, trois. Puis vient la réaction. Immobilisation, figement, asseoiement, reconstruction du statique. La vieille garde reprend la terre, et les aiguilles des montres, et le récit qui ne dit plus rien à personne. La nouvelle garde se disperse, s’entredévore, succombe et se “messalise”, est emprisonnée ou s’emprisonne à l’air libre pour revivre l’épopée morte. Systole et diastole. Un pas en avant, un mille-pattes collectif vers l’arrière. Hirak versus immobilité.
Sur le nouveau boulevard qui traverse une cité-baril (de pétrole) – genre 324 logements pour attendre la mort et la libération de la Palestine – quelques eucalyptus qui survivent d’un ancien monde d’arbres, avant les sachets et la pénurie, le béton et le voile. On peut voir, chaque matin, un homme d’âge moyen assis au bas du tronc d’arbre vénérable et ancien, un eucalyptus efficace contre le rhume la désolation et, juste sur le bord de la route, un sourire figé sur le visage, accroupi comme s’il scrutait le fond d’un puit, immobile surtout. Seul son avant-bras bouge, avec une main qui semble être un mouchoir alourdi par une pierre qui n’existe pas. Il salue tout et tout le monde : voitures, passants, femmes, hommes, enfants, nuages et courants d’air, chats et revenants. Sans cesse. Il n’a pour preuve de sa vie que ce mouvement. Il le reproduit des heures puis, vers midi, rentre chez lui.
Il est l’immobilité studieuse, la paralysie ponctuelle, le monument de la banalité. Il ne fait rien, donc ne dérange pas, ne provoque ni complot ni déchirement, ne propose rien et évite tout, il n’est ni une aventure ni une mort. Juste une vie réduite à l’essentiel d’une main qui est réduite à une seule lettre de l’alphabet de l’insonore. Ce n’est pas un Bouteflika pour être poussé dans le dos ni un manifestant pour être repoussé de face. Il est l’Algérie actuelle, celle qui ne bouge pas, s’est assise, veut éviter les problèmes et la guerre, les gestes inutiles, la dépense du muscle pour rien, l’usure de la bouche sur des slogans. Il est le nouveau concept national : l’immobilité, contre le “mouvement”.
Ce corps immobile est économique, celui des hommes d’affaires, des walis, des guichetiers, de n’importe qui, de vous, de moi. Il est même celui des oppositions qui se sont enfermées dans le faux mouvement, la fausse dynamique. L’immobilité est aujourd’hui le rêve de la prudence et du moyen de survie. Personne ne décide, tout se décide par la gravité, la pente, l’habitude. Décider, c’est ne pas prendre de décision. En tout, en rien. Pour l’huile ou la réforme. Un lot de terrain, un projet. Rien. Ne pas bouger, c’est survivre, éviter, rester en dessous de la visibilité, déléguer la responsabilité à la hiérarchie et attendre.
Après le Hirak, on inventa, tous, son contraire : l'impassibilité. Dans presque toute l’administration algérienne, les rouages du pouvoir et de la décision, chez les ministres ou les commis, chez les fonctionnaires ou les vaincus, ou les prudents, ou les agités et les “révolutionnaires”, il y a désormais un idéal physique : faire comme Bouteflika, lui ressembler, être comme lui. Non dans l’ampleur de la vanité, mais dans l’immobilité dernière, ultime, physique.
Lui ressembler le plus. D’ailleurs, il y a comme un étrange partage du corps collectif : d’un côté les réinventeurs de l’immobilité nationale veulent avoir son corps de Bouteflika ; les réinventeurs de la révolution (hirakistes, à distinguer du soulèvement du 22 Février) veulent avoir son ego. Les plus jeunes veulent vivre sa jeunesse.
Les plus intelligents veulent aller vivre aux Émirats comme lui et les plus imprudents rêvent de revenir au pouvoir comme il le fit. Un pays entre deux corps : l’un qui ne veut plus bouger, l’autre qui ne bouge plus depuis sa mort. L’Algérie entre deux mouvements : l’un qui n’a pas de jambes, l’autre qui n’a pas de tête ou en a beaucoup trop pour pouvoir penser et imaginer l’avenir. Corps à corps de nos immobilités.