Liberté : Le groupe de contact arabe a entamé une médiation entre la Russie et l’Ukraine pour une solution politique au conflit en cours. Concrètement, quelles sont les chances de cette médiation ?
Nassima Ouhab : L’initiative des ministres des Affaires étrangères de l’Algérie, de l’Égypte, du Soudan, de l’Irak et de la Jordanie sous l’égide du secrétaire général de la Ligue arabe Ahmed Aboul Gheit s’inscrit dans la volonté globale de résoudre ce conflit le plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale. De fait, la tentative de la Turquie depuis le début de la guerre à trouver un compromis entre la Russie et l’Ukraine n’a abouti à aucune solution, et ce sera certainement la même trajectoire pour les cinq pays arabes qui se sont rendus à Varsovie. Cela pourrait s’expliquer par deux facteurs : le premier est dû à l’échec des pays arabes et de la Ligue arabe à dénouer les conflits émaillant la région depuis la première guerre du Golfe jusqu’aux dernières guerres secouant le Yémen et la Syrie. Les dirigeants arabes ne se sont jamais entendus sur une vision unie à adopter vis-à-vis des ingérences étrangères dans la région et des agressions de certains pays arabes envers leurs voisins. Le deuxième facteur est relatif à la dimension du conflit entre la Russie et l’Ukraine qui dépasse une agression armée ou une entrave au droit international. Les enjeux de cette guerre sont multiples et confrontent particulièrement la Russie aux États-Unis. Le but donc est de modifier l’ordre international bipolaire sous l’hégémonie américaine au profit d’un ordre multipolaire dans lequel la Russie et la Chine et les autres puissances émergentes joueraient des rôles équivalents sur la scène mondiale.
Cette médiation vise-t-elle à suppléer celle menée par la Turquie ?
Ce sont deux médiations différentes, mais qui pourraient être complémentaires, car chaque pays cherche à maintenir des relations détendues et solides avec la Russie qui s’est montrée intransigeante face à l’élargissement de l’Otan à ses frontières sous l’influence des USA. La Turquie aspire à préserver ses intérêts stratégiques dans la mer Noire sur laquelle Poutine étend son influence, et les pays arabes, pour certains d’entre eux comme l’Algérie et l’Égypte, se positionnent comme des rivales sur le marché du gaz et du pétrole, et qui pourraient se substituer à la Russie dans l’approvisionnement de l’Europe, en plus du fait que la plupart des pays arabes dépendent substantiellement du blé russe. Il est donc dans leur intérêt que cette guerre se termine assez rapidement pour éviter les conséquences désastreuses qui en découleront.
Comment sont impactés l’Algérie et les pays arabes par la guerre actuelle ?
Le changement des règles monétaires relatives à l’utilisation du rouble dans les échanges entre la Russie et les pays européens, si elle se traduit sur le terrain, aura certainement un impact sur la valeur de l’euro et du dollar qui sont les monnaies d’échange des pays arabes, ce qui se répercute directement sur les monnaies locales et, par conséquent, sur l’économie nationale du fait de l’inflation. De plus, les pays arabes sont dépendants à plus de 40% du blé russe. La pénurie du blé sur le marché international aura un impact sur les approvisionnements de ces pays, d’une part, et sur l’ordre social, d’autre part. En effet, si bon nombre de pays arabes ont pu résister aux soulèvements de 2011, une guerre des pauvres ou guerre de la faim n’est pas à écarter, ni à sous-estimer.
La solution politique est-elle envisageable à court terme ?
À mon avis non, car la solution est détenue par les États-Unis, qui sont en guerre par procuration, via l’Ukraine, contre Poutine. Si des concessions ne sont pas faites par soit la Russie, soit les USA, cette guerre va perdurer et prendre une ampleur plus grave dans les prochains mois.
Comment voyez-vous l’avenir des relations entre les États-Unis et la Russie ?
On sait quand une guerre commence, mais jamais quand elle se termine. Et l’invasion de l’Ukraine n’est que le début d’une confrontation directe entre les grandes puissances militaires, d’autant plus que l’Europe occidentale s’est montrée impuissante face à ce conflit, et l’Otan dans l’impossibilité d’intervenir par respect à l’article 5 de sa charte qui lui interdit d’intervenir militairement en dehors des pays membres. Malgré la pression exercée par les USA sur plusieurs pays comme l’Inde, le Pakistan et l’Arabie saoudite, ces derniers se sont rangés, tacitement ou formellement, derrière la Russie. Le poids de la Chine, grande adversaire des USA, est aussi imposant, ce qui laisse peu de chances aux États-Unis de faire plier Poutine ou, du moins, retourner la situation à son avantage.
Propos recueillis par : Karim BENAMAR