L’Actualité

Le temps de l’expropriation

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Samir LESLOUS Publié 14 Avril 2022 à 12:00

J’use de ma plume pour une dernière fois pour dire que Liberté m’est aussi cher que la liberté. Ce n’est, sans doute, pas facile de parler de lui au passé tant la quête de liberté se conjugue encore au présent et au futur dans notre pays. Hélas ! Par la volonté de son patron, il ne restera de lui plus qu’un souvenir. Liberté ne survivra pas à avril. Le printemps m’est si triste. Son acte de décès a été déjà signé le 6 avril dernier. Je suis en deuil comme on peut l’être pour un être cher. La cause ? Il semble avoir longtemps et trop dérangé, par ce qu’il était et ce qu’il incarnait. Par la volonté du patron, il ne dérangera plus. Ni les forces du mal ni les forces de la régression. La citadelle de la liberté d’expression vient de s’écrouler et la sentinelle de la modernité vient de tomber. Achevée. Je suis, à la fois, triste et révolté. Le moment est amer. J’ai le sentiment de n’être plus qu’un exproprié. “L’exproprié”. Mais je ne suis pas le seul. Ses fidèles lecteurs, les sans-voix, le paysage médiatique, la liberté d’expression, le pluralisme, les forces progressistes, la démocratie, la famille qui avance… le sont au même temps que moi. Même le pouvoir perd une de ses façades démocratiques.
Bref, c’est l’Algérie qui est dépossédée d’une des poutres de son patrimoine, de sa diversité, de sa pluralité.
Liberté est mort jeune. Il n’a pas bouclé ses 30 ans. De ce jeune âge j’ai partagé avec lui près de 19 ans. Un enfant né à l’époque a aujourd’hui l’âge de le lire, de le comprendre et de s’imprégner des valeurs qu’il défendait. C’est dire que c’est une tranche de vie assez longue pour marquer le restant de ma vie. Assez riche pour forger mon caractère. Comme ce qu’on dit des derniers instants de la vie d’une personne agonisante, je vois, à la veille de sa fermeture, se dérouler devant mes yeux le film de cette expérience au goût d’inachevé. Comme si cela datait d’hier, ce sont mes premiers pas avec Liberté qui remontent, naturellement, en premier à la surface. C’était au solstice d’été 2002. En tant que pigiste d’abord.
Fraîchement diplômé de l’Institut de journalisme d’Alger, ma candidature n’a pas été acceptée sans soulever quelques appréhensions. “Les diplômés de l’Institut de journalisme ont un sérieux problème avec la langue française”, m’expliquait le chef de bureau au cours de notre entretien. Mais en vieux routier de la presse, il avait tout de même consenti à me mettre à l’essai. Un essai qui, d’emblée, m’ouvrit les yeux sur l’étendue de l’obsolescence de la formation théorique lorsque nous sommes face à la réalité du terrain et de l’exercice du métier du journalisme. Sur les obstacles, les fragilités et les risques du métier aussi. Particulièrement en cette période où la Kabylie était encore à feu et à sang. C’était en pleins événements du printemps noir. Une période où de mémoire, un jour d’octobre, je reviens d’une couverture la jambe dans le plâtre. Vaille que vaille, au prix d’inlassables efforts, l’essai a fini par aboutir à ma titularisation le 1er octobre 2003. Le quotidien devient, deux ans durant, une infinie alternance entre des journées faites de gaz lacrymogène et les longues et éprouvantes nuits des conclaves au cours desquelles les délégués des âarch de l’époque ne se comportaient pas toujours en démocrates. Je me souviens même de cette nuit à Azib-Ahmed, où à l’ouverture d’un conclave un jeune brandit un poignard tout en me lançant : “Tu écris quelque chose contre nous, tu auras à faire à moi.” Ce fut, tout de même, un rêve d’adolescent, d’étudiant qui devient réalité. Une rampe venait enfin de m’être tendue pour joindre ma voix à celle de ces contingents de défenseurs de l’idéal démocratique, de modernité et d’une Kabylie meurtrie, qui ont déjà fait leurs preuves sur des champs de bataille tantôt mortels, tantôt conduisant en prison.
Mais les événements de Kabylie venaient à peine de s’estomper que voilà qu’à partir de 2006 le terrorisme est encore de retour après l’accalmie du début des années 2000. Il faisait à nouveau des ravages. Sa réapparition commençait déjà à inquiéter dans les rédactions qui ont déjà payé un lourd tribut durant la décennie noire. En 2006, Liberté me chargea un matin d’un dossier sur la menace terroriste en Kabylie, et les conséquences n’étaient pas sans provoquer, après publication, quelques sueurs froides, lorsqu’un collègue de l’époque m’a tendu le téléphone et m’a dit : “C’est en arabe et c’est pour toi !” “Votre information est fausse. Nous sommes des milliers dans les maquis et c’est le chef avec toi et nous savons trouver les gens lorsqu’on le veut”, me lançait froidement en arabe la voix au téléphone. Mais les déboires ne font que commencer. Mais pas question d’abandonner. Liberté ne pouvait pas ne pas être de cette nouvelle bataille contre la vermine islamiste, visiblement décidée à jouer “la finale du terrorisme” en Kabylie, comme beaucoup le disaient à l’époque. Attentats, assassinats, kidnappings, faux barrages… on ne passait plus une journée sans dénoncer un des méfaits de ces hordes qui écumaient la région, comme le faisaient, quelques années auparavant, nos aînés dont le sang a irrigué le combat pour la sauvegarde de l’Algérie. De l’autre côté aussi la compréhension n’était pas toujours au rendez-vous. Je me souviens de cette matinée du 8 août 2008 où un commissariat du centre-ville fut l’objet d’un attentat kamikaze. Arrivé sur les lieux, je participe d’abord à l’évacuation des blessés et une fois que je sors un appareil photo je me retrouve ligoté sous un fallacieux prétexte de travailler pour “El Djazira”, alors interdite en Algérie. Il aura fallu qu’un confrère du Soir d’Algérie, Azeddine Maktour, s’interpose pour que je sois relâché.
Mais dans ce nouveau combat contre l’islamisme armé, nous n’avions rien oublié du combat que nous ont légué les précurseurs de la lutte pour la démocratie. Que de chaussures usées à courir derrière les actions, les activités et les manifestations, culturelles et revendicatives, organisées en faveur de la promotion de l’identité amazighe, les droits de l’Homme et la démocratie. C’était aussi l’autre combat principal de Liberté auquel je participais sans jamais fatiguer. Mais Liberté ne sera plus là pour le 20 Avril. La lutte identitaire perd une de ses voix les plus porteuses. Le combat démocratique aussi.
Des années s’écoulaient, et de couverture en écrit, mes yeux s’ouvrent, également, sur l’étendue et la profondeur du marasme politique, social et économique qui ronge la société, locale et nationale. Je fais alors du principe de donner la voix aux sans-voix une devise, car c’était déjà une des valeurs cardinales de Liberté. Cette valeur même qui lui a valu la fidélité et même l’affection de ses lecteurs, d’un côté, et les foudres du régime de l’autre. Jeune journaliste alors, je me rappelle encore aujourd’hui de certaines pratiques de certains affidés locaux de Bouteflika. Les sordides menaces proférées à mon encontre par des militants du FLN, déjà en 2004, suite à un article intitulé “La maffia algérienne tombera le 8 avril”, résonnent encore dans mes oreilles. C’étaient pourtant des propos de Nouredine Aït Hamouda, qui venait d’animer une conférence à quelques jours de l’élection présidentielle. Des pratiques devenues par la suite monnaie courante et qui allaient crescendo, au point où même un ancien secrétaire général de la wilaya n’a pas hésité à user d’intimidation pour me pousser à rédiger moi-même un démenti pour un de mes articles rapportant les propos d’un ministre de l’époque qui exprimait sa colère quant à l’usage de l’argent public destiné à l’amélioration urbaine.
Je me souviens aussi de cette phrase assassine qui revenait comme un refrain à chaque fois qu’on ne jugeait pas utile de faire écho de certains événements sans importance pour le lecteur. “Vous venez manger et vous balader et vous n’écrivez pas”, nous répétait-on souvent. Mais des faits similaires étaient, à vrai dire, légion. Le mouton noir est tout désigné. Mais, au fil des années, force était de constater que l’allergie envers la presse n’était pas du domaine exclusif des agents du régime. C’était aussi du domaine des acteurs politiques se disputant et s’entredéchirant pour la mainmise sur la région. Les extrémismes et les radicalismes en tous genres battaient de l’aile. Nous avancions sur un terrain miné. Le moindre écrit fait du journaliste une cible à abattre. Le refus de prêter allégeance attire les foudres. L’apparition des réseaux sociaux et la prolifération des sites anonymes n’étaient pas sans faciliter le dénigrement, le lynchage et la désignation à la vindicte du journaliste. Ce dernier devient “le traître”, le “KDS”, “l’agent des services”… On réalisait alors définitivement à quel point être journaliste de province n’était point une sinécure. L’exercice du métier est devenu d’autant plus difficile que l’image qu’il renvoyait à la société a fini par être sérieusement écornée par certains comportements. Quelques tomates pourries et la caisse est jetée. L’œuvre de pollution médiatique voulue par le régime Bouteflika n’a pas été sans succès.
Il fallait parfois faire de la résistance à soi-même pour ne pas céder à l’envie de quitter le métier. Mais dans cette expérience il n’y avait pas que des moments durs. L’ambiance quasi familiale au bureau, la liberté de ton et d’écriture que nous offrait Liberté et qu’on ne pouvait, sans doute, pas partout ailleurs, la naissance de l’Association des journalistes qui se démenait sans relâche pour redorer le blason d’une corporation assez ternie finissaient toujours par atténuer nos détresses.
Vint ensuite le temps du Hirak et plus d’une année durant nous avons nourri un fol espoir d’accéder à une véritable liberté de la presse. Ce fut aussi une année d’intense activité journalistique, encore davantage après ma nomination comme chef de bureau de Liberté à Tizi Ouzou. Week-ends et congés sont sacrifiés.
Mais le Hirak, tout comme Liberté aujourd’hui, n’était finalement qu’une parenthèse dont je n’ai hérité que de nouveaux déboires. Le mouton est devenu trop noir pour passer mais je n’ai pas à rougir tant le journal n’a fait que gagner davantage le cœur des lecteurs. Et se voir décerner un prix par les gardiens du temple du journalisme à quelques semaines de la fermeture de Liberté n’était pas sans réchauffer le cœur.
Désormais, ces petits combats qui nourrissaient tels de petits ruisseaux les grands fleuves ne seront plus qu’un souvenir. Aucun regret, même si nous n’étions, finalement, que des chiffres gribouillés au crayon et qu’on efface à coup d’une signature qui condamne Liberté à la mort à un âge où il est encore en bonne santé.
À Dieu Liberté. Désormais, tu n’existeras plus que dans ma mémoire et celle de ceux qui ont cru en toi.

Par : SAMIR LESLOUS
CHEF DU BUREAU DE TIZI OUZOU IL A REJOINT “LIBERTÉ” EN 2003

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