Par : Kamel Daoud
Écrivain
Notre position sur la trahison du Parti marocain de la justice et du développement est un devoir. Et nous considérons que notre indignation est celle de tout homme libre du Monde arabe et islamique.” Ce furent, il y a quelques mois, les déclarations, en mode feu, du président du parti des Frères musulmans en Algérie, le MSP. Le chef des islamistes marocains fut alors qualifié de traître, la “normalisation” entre le Maroc et Israël jugée comme un crime ne pouvant se conclure que par l’exclusion du royaume de l’Union du Maghreb arabe. Le mode opératoire est toujours le même : quand quelqu’un de chez nous veut “libérer” la Palestine, il insulte son propre voisin ou concitoyen différent de lui et rêve de pogroms.
Quelques mois plus tard, le 9 mars dernier, c’est Isaac Herzog, le président israélien, qui était reçu par son homologue Recep Tayyip Erdogan. Une visite historique avec tous les apparats et le prestige d’une visite d’État. Stratégie, alliances, guerres, gaz et intérêts. On n’a pas à juger, au nom de l’affect pro-palestinien, de cette visite ni à hurler à la trahison du calife d’Ankara, comme le firent certains. Chaque pays est libre des siens et de sa voie, chaque pays songe d’abord à ses enfants et à ses jours à venir et on sait vers quelles impasses de haine et d’impuissance ont mené la judéophobie et la solidarité sélective avec les Palestiniens, qui souffrent d’être piégés par l’empire des affects et de la délégation du messianisme religieux anti-juif.
Ce qu’il y a à retenir et à scruter, c’est le silence de la machine de propagande pro-turque en Algérie. Ni dans les journaux islamistes algériens, ni chez les “Frères musulmans”, ni dans leur galaxie numérique des réseaux sociaux, ni même chez d’autres “familles” politiques, cette visite ne fit “scandale” comme on en fait habituellement commerce pour inculper les adversaires de cette mouvance ou ceux qui appellent à examiner les intérêts de notre pays et de notre région, selon nos voisinages et nos alliances d’abord. Là, ce fut le silence, la prudence et la bigoterie. Cette fois, on ne publia pas de communiqué pour juger de la traîtrise d’Erdogan et on sait pourquoi. Le bon vieux Palestinien imaginaire, fonds de commerce de toutes les frustrations souvent, ne pèse pas face au calife et à son parrainage. Le commerce de cet affect, Erdogan en use pour remuer les âmes faibles des “Arabes” et rafler les enthousiasmes et les alliances des “sujets” de son néo-empire, les propagandistes, dans nos universités, de l’œuvre “positive” des Ottomans en Algérie. Quand il s’agit des intérêts de son pays, le calife sait où il va, pas les nôtres.
Mais que l’on ne se trompe pas ! Il ne s’agit pas, pour l’auteur, de dénoncer la visite du président israélien en Turquie. Bien au contraire : un langage d’intérêts, de voisinage bien pensé et d’audace pour briser les habitudes de haine ne peut être qu’admirable. Et cette mise en échec des affects pro-palestiniens qui n’ont servi ni cette cause ni la paix, mais seulement à doper la haine du juif et le confort des impuissances bavardes, ne peut qu’être souhaitée comme électrochoc.
Le propos de cette chronique est de s’attarder sur le malaise des “armées imaginaires” anti-juif et anti-israélien chez nous, leur naïveté et leur malheur. Le propos, c’est de rappeler l’essentiel : à quand, chez nous, des élites politiques moins populistes, plus pragmatiques, désireuses de l’intérêt de ce pays et pas des illusions épiques d’une guerre de libération imaginaire, d’une croisade universelle ? à quand une leçon définitive sur le vrai patriotisme qui songe à nos enfants et pas à nos ancêtres prétendus ? à quand un réveil à l’essentiel pour comprendre que nos intérêts ne sont pas dans les croisades sentimentales, le leadership romantique de libérateurs des autres et la réaction par la peau plutôt que par la raison ?
Cette envie de rejouer la décolonisation permanente, à penser pouvoir refaire les guerres mecquoises ou se prétendre du califat idéal, cette imitation malheureuse et perpétuelle du passé, cette gestion du présent par les sentiments et l’affect nous ont déclassés même si cela a servi à préserver une image (idéalisée) de dignité ou à faire croire à la chevalerie assise. Là, devant nous, cette semaine, la leçon est donnée à ceux qui ne veulent pas comprendre ou inventent le pire pour justifier le mieux. Lire, par exemple, un commentateur de football célèbre justifier cette visite par l’argument que “la Turquie n’a pas à soutenir les Palestiniens parce qu’elle n’est pas arabe” est la pire insulte faite à cette cause, l’argument le plus raciste jamais entendu et la pirouette la plus lâche jamais entamée par un acrobate.
Mais trêve de jugement sur autrui et que cessent nos procès mutuels : le sujet de la chronique n’est pas de désigner les autres comme hypocrites, mais seulement de rappeler l’essentiel : nos intérêts ne doivent plus être confondus avec nos émotions et nos utopies, le monde fonctionne autrement que l’hymne et les ferveurs, et nous avons intérêt à comprendre nos intérêts d’abord au lieu de jouer au bey, au dey, au djoundi éternel inconnu, aux libérateurs des peuples ou au justicier. L’Algérie a besoin de raison, de concret, de pragmatisme et de réveil aux réalités, pas de rêveries, ni de discours enflammés, ni de décolonisateurs imaginaires, ni de propagandistes pour califat de contrefaçon. C’est la leçon d’Erdogan à ses “sujets”, ici et ailleurs. Et la leçon aux libérateurs imaginaires de la Palestine et aux hypernationalistes qui rêvent de guerre.
Souveraineté, puissance, développement, alliances, réalisme, avenir, solidarité bien comprise, audace, calculs, courage face à sa propre histoire riche et plurielle et dépassement des infantilismes haineux, des mensonges idéalisés et de la haine de l’autre masquée par des principes dépassés. Voilà l’avenir. Nous n’avons ni à sauver le calife Erdogan ni à hurler à une “trahison”, mais à se réveiller à nos intérêts, à comprendre le vrai monde et à guérir de nos inimitiés pour mieux habiter notre monde et le partager.