Si le soulèvement populaire qui dure depuis deux ans maintenant a pu garder son caractère pacifique, c’est grâce à l’implication massive des femmes qui lui ont donné le sourire. Et c’est aussi leur révolution, celle de l’égalité et de l’émancipation.
Sans les femmes, une révolte tourne à l’émeute. Avec elles, elle se transforme en révolution. À l’épreuve du terrain, cette maxime s’est magistralement confirmée lorsque les Algériennes ont occupé le cœur de l’insurrection citoyenne du 22 Février 2019. Elle se vérifie encore. Sans l'implication des femmes algériennes et leur présence assidue dans les manifestations, le Hirak n’aurait sans doute jamais atteint le degré de pacifisme et de maturité qui lui ont valu le respect admiratif du monde entier.
Le 8 Mars 2019, Journée internationale de la femme qui coïncidait avec le 3e vendredi de la révolution, les Algériennes ont créé une des plus belles images du Hirak : dans toutes les wilayas du pays, elles ont déferlé dans la rue par milliers pour exiger le démantèlement du pouvoir en place et la construction d’une République fondée sur l’État de droit, la justice sociale et l’égalité des droits entre tous les citoyens. “Le rôle des femmes dans le Hirak a permis le caractère civilisé des manifestations”, a confirmé Louisa Dris Aït-Hamadouche, politologue et enseignante à l’université d’Alger, alors que le sociologue Nacer Djabi a estimé que “la femme algérienne investit l’espace public et contribue à changer l’image de la société algérienne. Elle mène une révolution culturelle sur le terrain (…)”. Durant plusieurs mois, la présence de la femme — comme celle des familles et des enfants — a contribué à la préservation du caractère pacifique du Hirak et à la protection des marches et manifestations contre un potentiel recours à la violence des autorités. “Sans elles, je pense que la répression se serait vite abattue sur nous”, avait coutume de dire feu Babadji Messaoud, universitaire et militant des droits de l’Homme.
La reprise des marches depuis la commémoration de l’An 2 du Hirak a également été marquée par un recul du nombre des manifestants, notamment des femmes qui ont toujours été un acteur majeur dans le mouvement populaire. Un repli de la représentation féminine que la militante Dalila Touat explique autant par la répression et les poursuites judiciaires qui ont ciblé les activistes que par les tentatives de diabolisation du Hirak.
“Les autorités ont réussi à installer un climat de peur à travers les interpellations, parfois violentes, et les poursuites judiciaires qui se terminent souvent par des condamnations à la prison”, indique l’ancienne détenue d’opinion qui vient d’être jugée en appel dans le cadre de deux dossiers liés à son militantisme politique. Dalila Touat, qui est sortie vendredi dernier dans sa ville de Mostaganem, affirme avoir assisté à l’interdiction par la force de la marche que les hirakistes comptaient organiser. “Non seulement, il y a eu de nombreuses arrestations parmi les activistes, mais il y en a eu aussi parmi les simples citoyens”, a-t-elle rapporté sur sa page Facebook en décrivant la violence à laquelle certains représentants des forces de sécurité ont recouru pour disperser ou interpeller les manifestants. “Il faut ajouter à cela les tentatives de jeter la suspicion sur le mouvement et de diaboliser le Hirak, qui serait téléguidé par des forces occultes, et vous comprendrez pourquoi les Algériens, notamment les femmes, réfléchissent à deux fois avant de se draper dans leur emblème pour sortir dans la rue”, continue-t-elle.
Pour Farida Bouchenaf, doctorante en sciences de l’environnement et féministe d’Oran, la représentation féminine n’a pas reculé (partout) depuis le retour des manifestations et en veut pour preuve la présence des carrés féministes à Alger, à Béjaïa, à Tizi Ouzou ou à Constantine. Elle admet, toutefois, que la reprise a été plus difficile à Oran, en raison “des actes de violences policières et des arrestations violentes qui n’ont pas épargné les femmes” le vendredi 26 février dernier. Elle rappelle également la condamnation, la semaine passée, de militantes pour les droits des femmes — dont elle fait partie — à une amende avec sursis qui, dit-elle, peut être décodée comme une interdiction à manifester. “Le sursis n’est pas déterminé dans le temps. Si nous participons à un rassemblement, nous serons considérées comme des récidivistes et nous payerons l’amende et, probablement, une peine supplémentaire”, explique-t-elle encore.
Pour autant, manifestement toujours déterminée à poursuivre la lutte, Farida Bouchenaf s’enorgueillit du fait que les Algériennes ont toujours été à l’avant-garde des manifestations du Hirak et qu’elles ont arraché la reconnaissance à leur combat. “Les Algériens entendent, désormais, parler du féminisme, et les slogans et pancartes plaidant l’égalité et la parité s’affichent de plus en plus”, se réjouit-elle, consciente que ce sont “de petits pas” dans le combat pour arracher “l’abrogation du code de la famille, l’égalité dans les droits, la parité horizontale et verticale”.
“Le 22 février, une aubaine pour la femme ”
Pour l’avocate et militante féministe, Lila Hadj Arab, c’est le mépris vécu par les citoyens qui a fait se retrouver l’homme et la femme dans ce mouvement. “Puis, il y a une deuxième injustice qui concerne la femme de par son statut qui est géré par le pouvoir depuis 1962 à nos jours avec un code de la famille, qui a fait d’elle une femme mineure à vie”, dit-elle. D’où son engagement dans ce combat.
“Elle répond en tant qu’être humain et en tant que citoyen algérien, et non pas citoyenne algérienne, avec tout ce que cela sous-entend comme injustice, le chômage, la crise économique que subit l’homme algérien, et puis, en tant que femme, en tant que femme algérienne avec ce que lui ont réservé les lois. Donc, le 22 Février était une aubaine pour elle de s’exprimer, de sortir et de porter sa voix dans la rue”, a-t-elle estimé. Même la militante considère qu’il n’y a pas encore d’acquis dans le Hirak, elle estime qu’il est, toutefois, nécessaire de “rendre hommage à la femme qui était là et qui n’a pas désespéré”. “Elles étaient là, même au plus dur de la révolution, lorsqu’on a vu, par exemple, le chef de l’état-major interdire de brandir le drapeau amazigh, et qu’il a essayé d’infiltrer les rangs du mouvement en s’attaquant aux femmes.
Elles sont restées aux premiers rangs”, rappelle-t-elle à juste titre. Et d’ajouter que “deux ans après, le bilan est mitigé pour l’ensemble de la population et surtout pour la femme car, sur le plan idéologique, nous n’avons pas beaucoup vu ses revendications brandies sous forme de pancartes dans les marches. Nous n’avons pas vu de pancartes appelant à l’abrogation du code de la famille ou à l’arrêt des violences à l’égard des femmes”. Pour autant, selon elle, la femme a poursuivi le combat à travers sa participation aux marches organisées dans le pays. “La femme s’est impliquée et s’est, quelque peu, fondue dans la masse, mais elle a le mérite d’être présente, certaines ont même payé le prix fort puisqu’elles ont fait de la prison, mais en général, grâce à elles, des dérapages ont été évités, et souvent, elle a même servi de bouclier et même de pare-choc. Dans les moments d’incertitude du mouvement, c’est la présence des femmes qui ouvre la brèche pour la reprise du mouvement.
S. Ould Ali/Samir LESLOUS