L’Actualité Khalida Toumi, jeudi, face au juge

“Je suis une détenue politique”

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Ali BOUKHLEF Publié 26 Mars 2022 à 10:58

© D.R
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Après plusieurs reports, le procès de l’ex-ministre de la Culture, en détention depuis 29 mois, s’est ouvert au tribunal de Sidi M’hamed, à Alger. Une occasion pour Khalida Toumi de se défendre et de reprendre ses airs de tribunesse. Elle a soutenu qu’elle est victime d’un “procès politique”.

Comme charges contre l’ex- ministre de la Culture et deux de ses collaborateurs, dont l’ancien inspecteur général Abdelhamid Benblidia détenu et l’ancien directeur de la culture de Tlemcen, Miloud Hakim, qui comparaissait libre, la justice s’est appuyée sur quatre grands événements culturels organisés par l’État durant les années Bouteflika : “2007, Alger capitale de la culture arabe”, “Le Festival panafricain de 2009”, “Tlemcen, capitale de la culture islamique (2011)” et le tournage avorté du film sur l’Émir Abdelkader. 

Et pour confondre les trois accusés confrontés à 53 témoins, les juges ont rédigé des centaines de pages et engagé 11 expertises comptables pour éplucher des dizaines de contrats qui ont englouti des milliards de dinars de dépenses publiques. L’arrêt de renvoi a conclu à des accusations de “dilapidation volontaire de deniers publics”, “octroi volontaire de privilèges non justifiés en matière de marchés publics et abus de pouvoir”. Debout au banc des accusés qui domine la salle d’audience, à la gauche du juge et en face du procureur de la République, Khalida Toumi, cheveux grisonnants, coupés très court, châle sur les épaules, est comme à une tribune. Durant plus d’une heure, elle prononce un discours à forte connotation politique. 

De ses engagements politiques antérieurs à son entrée au gouvernement, son combat en faveur des droits des femmes, sans oublier sa stature de femme d’État, l’ancienne égérie du combat féministe algérien n’a rien omis. Rédigée en arabe et en français, son allocution est linéaire, logique. Sans détour, elle demande au juge de la laisser dire ce qu’elle “attend depuis 29 mois moins une semaine qu’elle est détention”. Elle promet de répondre à “toutes les questions”. “J’étais une ministre et non une gestionnaire”, dit-elle, d’emblée. Et avant d’aller dans les détails, dans les “méandres” de la comptabilité, Khalida Toumi est formelle : “Je suis une détenue politique !” “La preuve est que la décision de mon incarcération avait été prise avant l’instruction et qu’elle n’avait aucune relation avec la gestion du secteur de la culture à l’époque où j’étais ministre, mais que les manifestations internationales et le film sur l’Émir Abdelkader ont été utilisés pour masquer le caractère politique de mon arrestation”, a-t-elle fulminé. 

Avant de parvenir à cette conclusion, l’ancienne ministre a relaté, dans les moindres détails, les conditions de son arrestation. Elle rappelle ainsi qu’avant même d’être auditionnée par le juge conseiller près la Cour suprême, les “médias publics, gouvernementaux, avaient publié l’information de mon incarcération avec de fausses images”. Elle rappelle également l’épisode où le procureur de la République près la cour de justice de Tlemcen avait annoncé, en juin 2019, qu’elle se trouvait en France. La déclaration avait été relayée par “l’agence algérienne officielle de presse” alors qu’elle n’avait “jamais reçu de convocation” de la justice. À cela s’ajoute “une campagne médiatique acharnée déchaînée contre moi”.

Des parties voulaient “emprisonner certains animateurs de l’initiative du groupe des 19” 
Pour Khalida Toumi, tout cet “acharnement” a un mobile politique. Main gesticulante, s’exprimant dans un arabe quasi impeccable, ponctué de phrases en français, l’ancienne ministre a rappelé ses combats passés et, pour la première fois, les raisons qui l’ont poussée à quitter le gouvernement en mai 2014, après 12 années passées à la tête du ministère de la Culture. 

Derrière les campagnes “médiatiques” visant à la “salir”, elle voit des “personnes aux ordres” connues “comme mercenaires en politique” et “des parties hostiles à la femme par obscurantisme de leur projet politique”. Elle dit détenir “des preuves” qu’un plan avait été “élaboré par des parties du pouvoir” pour “emprisonner des animateurs les plus connus” de l’initiative des 19 personnalités qui avaient écrit, en 2015, une lettre au défunt président Abdelaziz Bouteflika dans le but de les recevoir pour “lui exposer notre profonde inquiétude face au cours dangereux pris par le régime en légalisant la prédation (…) de l’argent public” et généralisant “la corruption”. 

En 2016 déjà, le procureur général près le tribunal de Sidi M’hamed avait donné l’ordre “d’ouvrir une enquête judiciaire” sur la gestion de la manifestation “Tlemcen, capitale de la culture islamique”. Puis, elle rappelle qu’avant elle, Louisa Hanoune avait également été incarcérée par “l’ancien pouvoir” sur “la base de charges fictives pour l’inculper”.

“Je ne suis pas de la ‘îssaba’”
Avant d’entrer au gouvernement en 2002 avec l’idée de “changer le système de l’intérieur”, Khalida Toumi rappelle qu’elle avait été une opposante au “système et au régime en place”. Elle avait comme “objectif” d’aider à réformer le système de l’intérieur et à “promouvoir le secteur de la culture en particulier”. En 2014, elle dit avoir “demandé” à quitter le gouvernement lorsque “j’ai constaté (…) que le président de la République est sciemment porté absent (…) et que j’ai vu que l’autorité institutionnelle légitime a été remplacée par une autorité parallèle, obscure, illégitime (…)”. “Je n’ai jamais appartenu ni appartiendrai (…) à la îssaba”, a-t-elle clamé. La salle écoute religieusement. 

Dans le fond, Khalida Toumi récuse les accusations portées contre elle. Sans aller dans le détail parce que “j’étais une femme politique” et “non une gestionnaire”, elle relève toutes les “violations” de la loi et de la “Constitution” dans les expertises judiciaires engagées par la justice. “Il y a un seul responsable qui peut évaluer mon travail : c’est le président de la République”, soutient-elle, en expliquant, méthodiquement, qu’étant ministre, ses missions étaient “politiques”. 

Contenant difficilement sa colère, Khalida Toumi révèle que dans une des expertises de l’Inspection générale des finances (IGF), il est mentionné qu’un “tel projet n’avait pas été engagé” par le ministère de la Culture. “De quel droit se mêle-t-il du travail d’un ministre ?” interroge-t-elle avec vigueur. Selon elle, les “11 expertises ont violé la loi, leurs conclusions sont donc nulles”. Elle rappelle alors le contexte de l’exécution de ces grands projets culturels qui étaient “initiés par les hautes autorités de l’État”. Son ministère n’était qu’un membre à part entière dans une commission qui comprenait, outre le Premier ministre qui la présidait, les ministères de la Défense, de l’Intérieur et des Finances. Et puis, les experts “n’ont pas tenu compte” de la “spécificité” des installations culturelles et ont “analysé les activités et réalisations comme s’il s’agissait de la réalisation de structures administratives”.

Au-delà de cela, elle estime qu’il n’y a “aucun trou financier” et que même ses collaborateurs “n’ont commis aucun délit” ; même s’il pouvait y avoir des “failles”, elle les a attribuées à des erreurs de gestion, expliquées par “des délais très courts” de réalisation et les “conditions de travail insupportables” dans lesquelles ont évolué les cadres de son ministère. Mais en contrepartie de toutes les dépenses, “des structures” ont été “réalisées”, dotant le pays de “nouvelles infrastructures culturelles”, selon elle. Elle ajoute qu’elle “n’a jamais” signé “quoi que ce soit” avec “qui que ce soit”. “Je n’ai absolument aucune relation avec la question ‘d’où tiens-tu cela ?’”, dit-elle à propos de ce qui a “été confirmé par les enquêtes sur mes biens, mon solde bancaire, mes conditions de vie, ainsi que celles de ma famille et de mes proches”. Elle est allée jusqu’à rappeler que sur les terres de sa famille, beaucoup d’infrastructures publiques ont été construites dans son village d’origine, à Sidi-Ali Oumoussa, dans la commune de Souk El-Tenine (Tizi Ouzou).

Interrompant son discours écrit, Khalida Toumi interpelle le juge : “Je vais vous faire un aveu : je plaide coupable.” Décontenancé, le magistrat demande un temps pour noter ce qu’il vient d’entendre. Alors que la salle est en émoi, elle précise, l’air un peu grave : “Oui, je suis coupable d’avoir redressé le secteur de la culture, d’avoir donné au pays une politique culturelle.” Le juge, plongé dans ses feuilles, se redresse. Khalida Toumi pointe du doigt “une colonne de l’ignorance qui hait la culture (…), qui la méprise, la considérant comme une chose non indispensable à la vie (…) ne méritant pas d’avoir un financement (…),   considère que chaque centime du budget de la Culture est un gaspillage, une dilapidation de l’argent public”.

Elle termine son discours sous les applaudissements de certains de ses soutiens, dont Zohra Drif-Bitat, et des membres de sa famille.Les deux autres accusés – dont Abdelhamid Benblidia, qui a retrouvé ses esprits après avoir eu un malaise – ont également nié les faits qui leur sont reprochés. Ils ont plaidé des erreurs de gestion, mais “jamais de corruption”.  Le procès se poursuivra demain avec l’audition d’une bonne partie des 53 témoins, avant de laisser la place au réquisitoire du procureur de la République et aux plaidoiries des avocats des accusés et du Trésor public, qui s’est constitué partie civile. 

 


Ali Boukhlef

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