Née des douloureux événements d’Octobre 88, ayant grandi dans le sang de la terreur islamiste, la presse libre, acquis démocratique chèrement payé, est menacée d’extinction. La fermeture annoncée de “Liberté” signe l’échec d’une époque.
À chaque fois qu’un journal ferme, c’est une partie du pays qui se meurt, un pan de son histoire qui s’efface. Une mémoire sociale qui s’abime. Née dans le sang versé par des Algériens en Octobre 1988, la presse indépendante a vite été propulsée dans un champ de combat. Pas seulement le sien, mais celui de tout un peuple, d’une nation, d’un pays, poussés dans la barbarie. Pionniers, les journalistes qui ont lancé avec enthousiasme “l’aventure intellectuelle” avaient fait face avec un extraordinaire courage à une violence massive.
Nombreux parmi eux ont été fauchés par les balles assassines d’un terrorisme barbare. Chaque matin, en se rendant dans leur rédaction, ils ne savaient pas s’ils rentreraient vivants, le soir tombé. Tahar Djaout, directeur de Rupture et écrivain reconnu, inaugurait le cycle de la mort des journalistes pris dans la cible des groupes terroristes. Les rédactions étaient plongées dans un enfer, mais sans jamais fermer ou renoncer. Ils étaient en première ligne du combat. L’État a trouvé en eux un puissant soutien. Car, il était question d’empêcher la République de sombrer et surtout de barrer la route à un projet fondamentaliste qui allait renvoyer l’Algérie aux siècles des ténèbres.
Tout en livrant la bataille des idées contre l’islamisme, la presse de l’époque menait dans le même élan et avec la même force un combat pour la liberté d’expression. Elle était dans une double critique. Le pouvoir politique n’était pas non plus “tendre” -c’est le moins que l’on puisse dire - avec les journalistes qui étaient partagés entre les cimetières et les tribunaux. C’est dans cette infernale séquence que la presse libre a forgé sa personnalité, son caractère, son indépendance et, surtout, son destin. Au prix d’un terrible sacrifice.
Un contexte de guerre dans lequel des journaux comme Liberté, El Watan, Le Matin, Le Soir d’Algérie et El Khabar ont pu offrir de la voix et du courage à une société terrorisée et embastillée. Des titres portés par des hommes et des femmes animés d’une puissante conviction. Celle de défendre la patrie contre l’agression massive d’un fondamentalisme assassin. Mais aussi et surtout, celle défendre les libertés dans leurs acceptions universelles.
Témoins d’une époque sanglante, ces titres, avec beaucoup d’autres, ont donné un visage à une terrible guerre faite contre une certaine idée de l’Algérie. Sans ces médias libres, le pays aurait connu un autre sort. Envoyés sur le théâtre des massacres pour rendre compte d’une barbarie sans nom qui ensanglantait le pays, les journalistes étaient à leur manière des résistants aux côtés d’autres bataillons formés de simples citoyens, de militants politiques, de syndicalistes, de soldats… Beaucoup parmi eux sillonnaient le monde pour expliquer le drame algérien et faire face à une propagande complice.
Menacés par les terroristes, harcelés par le pouvoir politique, la corporation n’a pas abdiqué. Vent debout, elle a poursuivi son combat sans se détourner des préoccupations d’une société avide de paix, de stabilité et, surtout, de liberté. Elle était une presse de combat à qui on n’a jamais fait de cadeau.
Fin et suite
Au sortir du terrorisme, les journalistes et leurs médias espéraient poursuivre l’aventure dans la sérénité nécessaire à l’accomplissement de leur mission. Traînant la douleur des confrères assassinés et le traumatisme d’une guerre absurde, les survivants pensaient pouvoir enfin aborder le nouveau siècle sous de bons auspices. Fidèles à la mémoire de martyrs de la liberté, ils redoublaient d’efforts, et de conviction.
Le prix était tellement fort, qu’il fallait placer la barre de la liberté très haut. Mais en face, la conscience n’était pas à la construction de l’idéal républicain. Après la phase du terrorisme, c’est la politique de la perversion qui prend place. Le paysage médiatique est plongé dans un marécage indescriptible. Au désordre organisé et entretenu s’est greffée une hostilité politique incompréhensible. L’argent public qui coulait à flots servait à faire vivre à ce qui tient lieu de paysage médiatique factice et sans âme. L’aventure intellectuelle commençait à tourner au vinaigre… mercantile. Petit à petit s’organisait la mise à mort d’une presse qui fut figure de pionnière dans la région d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Une référence.
Le quatrième mandat de Bouteflika a fini par porter le coup de grâce à ce qui a été lancé en matière des réformes, un demi-siècle auparavant. Le pays tout entier à failli sombrer dans le néant. La résurrection du 22 Février réveille les consciences, redonne de l’espérance et ouvre une nouvelle voie. Mais sans les médias libres et indépendants, la séquence historique qui s’ouvre risque de prendre une mauvaise direction. Sans partis politiques forts, une société civile autonome crédible, le pari risque d’être perdu.
Sans une presse libre qui porte la raison critique accueillant en son sein toute l'intelligentsia dont regorge le pays, l’échec est assuré. Faut-il se résigner et subir ce triste scénario ? Non. Les multiples appels lancés doivent trouver écho. Il faut sauver la presse pour sauver le reste. Parce que le pays fera face à des défis encore plus lourds. Difficile de les relever sans une presse sérieuse et vigoureuse, et sans classe politique forte.
Hassane OUALI