Par : Kamel DAOUD
ÉCRIVAIN
Il est si difficile de s’exprimer en France en tant qu’Algérien. C’est-à-dire dans les médias. Non tant à cause du verrouillage des thèmes proposés à chaque fois (colonisation, dictatures, islamismes), mais à cause des Algériens de France, d’ailleurs, d’Algérie. Pas tous, certains, virulemment. En France, les médias sont dans leur rôle, leur confort ou leur pente : simplification, curiosité pour un pays fermé (l’Algérie), volonté de comprendre ou de consolider des préjugés, professionnalisme et exploration, erreurs et admiration.
Le souci, c’est l’Algérie : comment en parler en France ? Comment dire ce qui ne se dit pas en général à cause de la censure communautaire ? Comment ne pas jouer aux rôles impartis par l’identité ou l’histoire des siens ? Comment ne pas céder à l’injonction de la représentativité, de la délégation, de la guerre imaginaire ? Sur un plateau télé, au maquillage déjà, on sent son propre visage devenir la pierre de ses inquiétudes, les mots s’enfuir, bifurquer. On se sait épié, attendu. On devine que la réaction sera violente, l’insulte vaste et la “e-meute” électronique féroce. Personne ne sera content car chaque clan a sa guerre à faire et à refaire à la France et veut que vous exprimiez ses positions. Les vôtres ? Non, jamais.
La parole n’est pas libre en Algérie à cause d’un régime qui ne peut le concevoir, et d’une hétéroclite opposition, ravagée par l’entre-soi, l’hyper-urbain algérois et la prise en otage par les suprématistes, les identitaires et les aigris des vieux courants politiques ou de l’idéalisme inquiétant. On n’a jamais été libre et on ne sait pas l’être ni l’accepter et cela se voit dans les manières du régime, dans les us de ceux qui s’opposent à lui, à vous, à moi, à chacun qui ne court pas dans le sens de l’orthodoxie ambiante. Le régime est un parti unique et l’opposition, souvent, aussi.
Le 22 Février 2019 a libéré la parole, mais aussi ceux qui vous la refusent.
C’est dire combien il est difficile de s’exprimer en Algérie à cause des intolérances, des injonctions de ceux qui affirment se battre pour la liberté mais vous refusent la vôtre. À cause d’un régime qui croit au monologue comme expression nationale. Et à cause de l’Histoire : ne pas être libre et être intolérant à la liberté d’autrui sont désormais une culture.
En France, c’est pire : la France d’aujourd’hui est difficilement accessible à la nuance, comme le reste du monde. L’exotisme est une pratique dans le traitement médiatique du “Sud” (dictateur méchant, peuple victime et opposant martyr : le triptyque du journalisme off-shore). Mais aussi le reste : les Français d’origine algérienne ont leurs convictions et leur douleur et leurs erreurs ; les Algériens de France ; les Algériens d’Algérie. Les morts, les exilés, les revenus, les refoulés, les convertis à l’Arabie et à la Turquie, les hirakistes numériques, les libérateurs de la Palestine virtuelle et les voleurs de l’amazighité, ou de l’islamité ou de de la Guerre de libération, les obsédés du remake de la décolonisation et les silencieux qui n’ont qu’une télécommande et une mosquée pour voyager dans le monde et au-delà. Comment concilier tous ces peuples ? En étant soi-même : exprimer ses opinions, dire ce que l’on craint et ce que l’on pense, avancer sans s’abaisser et dire sans reculer.
La liberté, la libération, commence par soi-même. À contre-sens. Sans moyen autre que soi-même, sans attendre le selfie ni l’éloge, l’immédiat partage ou la compassion. La liberté est une inquiétude, un pari, une façon de voir et d’y tenir.
Quid des interprétations, des procureurs des réseaux sociaux ? De ceux qui retiennent une phrase de toute la vie d’autrui ? De la grossièreté et de la diffamation ? Rien. L’Algérie d’aujourd’hui est piégée entre un régime qui ne sait pas se renouveler et se cramponne à la mystique refroidie de la sécurité et de la stabilité, et une opposition piégée par des activistes, qui a choisi les écrans aux villages de l’Algérie, qui a la fois se réclame du victimaire à l’international mais qui vous accuse d’être binational. Entre l’injonction de l’autorité, ses excès, ses prisons et ses incompétences, et ceux qui disent s’opposer mais qui ne sont qu’une forme du pouvoir sans le pouvoir pour le moment, qui cherchent une vengeance et pas à bâtir, qui veulent régler une rancune pas aller vers demain, qui mentent dans les médias pour croire lutter contre les mensonges du régime, etc.
Algérie qui se tait, prudente et réaliste, humble et méfiante envers le vide et les idéalismes, qui ne croit pas le “pouvoir” ni ceux qui disent s’y opposer et qui attend qu’on vienne la visiter village par village et gagner sa confiance.
Voilà. Après la libération, la liberté n’est pas encore une culture. Ni chez les uns ni chez les autres. Elle fait encore peur et provoque la prison chez le régime et la diffamation et l’insulte chez beaucoup de ceux qui disent s’opposer à lui. Mais elle est à défendre. En soi d’abord. Et beaucoup, dans l’Algérie muette, résistent et construisent au lieu de juger, moquer ou pleurnicher. Avancent sans se prendre en photo. Jaugent de la terre à chaque pas. Travaillent.