C'était écrit… Le Bon Dieu en a décidé ainsi. Le quotidien Liberté, défenseur de toutes les libertés, l’arène où s’affrontaient divers courants idéologiques et politiques, tire sa révérence. Le journal n’a pu résister à cette faucheuse “programmée” qui emporte avec elle tout espace d’expression libre et indépendante. Après une longue lutte contre la maladie dyspnéique devenue pandémique qui étouffe toute voix discordante dans notre pays, Liberté fait dès aujourd’hui un signe d’adieu à ses fidèles lecteurs. Le porte-voix des sans-voix, des oubliés de la société, des mal-aimés, des opprimés, des porteurs d’idées novatrices et innovantes, des auteurs de positions qui fâchent… disparaît à la fleur de l’âge, emportant avec lui de beaux et de mauvais souvenirs qui ont fait son histoire et constitué son patrimoine aux dimensions nationale et internationale ! À deux mois à peine de son trentième anniversaire (né dans la douleur en juin 1992), Liberté n’aura même plus droit à son gâteau, à ses cadeaux. Oh pardi ! On lui en a réservé un et non des moindres : sa tragique disparition. Ce dernier numéro que vous avez entre les mains, chers fidèles lecteurs, confectionné avec amertume par mes collègues et moi, se veut un ultime hommage à vous qui, trente années durant, avez continué, à la fois, à apprécier nos écrits et à supporter nos bévues. Nous faisons appel, à ce propos, à votre indulgence et à votre compréhension. Ce triste sort que nous n’avons jamais imaginé un jour pour votre journal, notre journal à tous, me fait rappeler à brûle-pourpoint les années passées au sein de cette famille et revivifie en moi ses éléments qui s’y sont succédé de longues années durant. Je me rappelle encore comme si c’était hier du jour où M. Abrous, alors directeur de la publication-gérant, me recevait dans la salle de réception du siège de Val d’Hydra. Il est descendu en toute humilité de son bureau au 3e étage pour m’accueillir et accepter aussitôt ma lettre de stage. En 1996, commença mon aventure au sein de Liberté. Les premiers jours dans ce quotidien, je me faisais petit devant les géants du journalisme, les ciseleurs de mots, les détenteurs de la plume d’or, qui confectionnaient chaque édition avec abnégation, passion et professionnalisme irréprochable.
Une aventure passionnante
Petit ! Comment ne pas l’être face à des chevronnés du métier, à l’image d’Abrous Outoudert, directeur de la publication-gérant, de Hacène Ouandjeli, directeur de la rédaction, et d’Ali Ouafek, directeur de la coordination. De l’expérience professionnelle et personnelle de ces trois piliers sur lesquels s’appuyait le journal, je puisais pour faire germer et former la mienne. Une mine d’or intarissable qui a servi à mon épanouissement et à mon évolution en tant que journaliste qui faisait ses premiers pas dans cette passionnante aventure. D’Abrous, j’apprenais la perspicacité et l’audace pour mieux exercer ce métier. Chez Hacène, m’attiraient sa rigueur et son dévouement. Je me souviens du jour où, en érudit de la profession, il me disait : “Badrou, tu es sûr de vouloir faire carrière dans ce métier ? Tu sais, tu risques d’oublier ta famille. Car il va te happer de ta vie privée.” J’ai eu à vérifier et à confirmer cette sentence tous les jours où je venais au journal. Je suivais les faits et gestes d’Ali Ouafek, ornés de sagesse et d’un calme olympien, en dépit de l’effervescence permanente qui caractérisait singulièrement la vie quotidienne… de ce quotidien.
Un staff orné de sommités
Mention particulière pour Zoubir Ferroukhi, rédacteur en chef, qui, un beau jour, m’a fait honneur d’inscrire au menu du journal mon article pour la première fois. Une fois l’avoir lu, Zoubir me lança une phrase qui me réjouissait. Celle que j’attendais depuis quelques mois d’ailleurs ! “Ton papier est pas mal, Badrou. On va le publier.” Son remplaçant à la rédaction en chef, un autre poids lourd de la presse, Mustapha Mohamedi, qu’on surnommait “Mumus”, a continué lui aussi à m’encadrer, à me prodiguer ses précieux conseils et à m’apprendre les rudiments et les principes du métier. Il insistait souvent sur la dextérité en me répétant sans cesse, avec son accent oranais : “Eleab khefif oulidi.” Traduction littérale : “Joue rapidement mon fils.” Une manière à lui de me rappeler que je suis dans un quotidien et que je dois remettre mon article dans les délais impartis pour ne pas retarder le bouclage. C’est tout ce riche staff, composé de compétences avérées, qui m’a mis le pied à l’étrier. Nacer Belhadjoudja, qui a pris le relais à ce même service, considérait lui aussi que mes articles étaient publiables au point où il les avait programmés à plusieurs reprises avec une annonce à la Une, soit en première ouverture, en streamer, en boyau ou encore en bâti. Une anecdote me lie à ce vieux routier de la presse qui venait de quitter la radio Chaîne III. Un jour, revenant d’une couverture, j’ai remis mon papier. Mais, faute d’espace, Nacer l’a sabré (l’un des verbes du jargon usité dans les rédactions). Quand je lui ai fait comprendre mon mécontentement en élevant gentiment mais fermement la voix, il repart précipitamment dans son bureau non sans me lancer cette phrase que j’ai fini par prendre du bon côté : “Vas-y doucement, tu n’as que deux
minutes de presse !”
Un combat à poursuivre…
Sans vouloir me le dire directement et clairement peut-être, mais j’ai compris que je devais garder les pieds sur terre et que le chemin était encore plus long pour exercer pleinement ce métier. J’ai été impressionné, par ailleurs, par un autre ancien, en l’occurrence Mustapha Hammouche, qui, pendant les années de braise, continuait à montrer sa photo illustrant sa chronique. Mes pensées en ce moment fatidique de ma vie vont aux martyrs de Liberté que sont Hamid Mahiout, Zineddine Aliou Salah dit “Zinou”, Hamidou Benkherfellah et Serdouk, victimes de la horde sauvage. Morts pour que vive Liberté… toutes les libertés en Algérie. L’occasion m’est offerte ici de rendre un vibrant hommage à tous mes collègues, devenus mes frères dans la lutte pour les droits de l’Homme, les idéaux démocratiques, les libertés d’expression et de presse et l’émergence d’un pays qui bâtira son avenir grâce à la richesse de ses valeurs et non avec la valeur de ses richesses…naturelles. Le noble combat pour toutes aspirations légitimes doit être poursuivi en dépit des embûches qui parsèmeraient à l’avenir ce passionnant parcours que nous avons mené pour une Algérie libre politiquement et indépendante économiquement.
Je me voyais vraiment achever ma modeste carrière dans ce journal, parmi ma deuxième famille. Avec le retour tant espéré de M. Abrous et la venue d’un professionnel aussi dynamique et plein d’idées que M. Ouali Hacène, un duo d’enfer commençait à germer chacun avec ses qualités intrinsèques. Le journal allait bénéficier d’un second souffle, d’un traitement de choc qui allaient le booster davantage.
Mais, hélas, le destin a voulu que mon aventure, notre aventure avec ce canard, à jamais déchaîné et jaloux de sa… liberté, s’arrête aujourd’hui. À tous mes collègues que j’ai eu l’insigne honneur de connaître durant ma carrière, je souhaite bon vent et longévité afin que l’Algérie puisse continuer à profiter de votre sens du sacrifice et de votre altruisme, vaillances qui, décidément, vous collent à la peau ! À toutes ces sommités de la presse que sont mes aînés, je dis merci d’exister. J’espère du fond du cœur que vos sacrifices en tant que première génération de l’ouverture démocratique et nos sacrifices, nous qui avons pris le flambeau, ne seront pas vains… Assurément pas ! Serait-ce qu’un au revoir… ?